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Aviation civile, ou la déraison d'Etat

par ARNO*
mise en ligne : 8 novembre 1996
 

En moins de 10 ans, les erreurs stragégiques et le clientélisme de l’Etat ont mené l’aviation civile à la situation catastrophique qu’elle connait aujourdhui. La rachat d’Air Liberté par la British Airways en est le plus récent épisode.

British Airways rachète donc Air Liberté. Derrière une info semble-t-il anodine pour le commun des mortels (après tout, une boîte privée achetée par une autre boîte privée, voilà qui ne devrait pas nous émouvoir outre mesure) se cache une affaire représentative de l’état terriblement inquiétant de l’aviation civile française et, plus largement, de la position criminelle de l’Etat dans ce domaine.

En effet ce rachat s’inscrit en toute logique dans l’histoire récente de l’aviation civile, une histoire dans laquelle le gouvernement français s’est comporté, au mieux comme un ramassis d’irresponsables, au pire comme une république bananière. Car l’Etat y est omniprésent, il y est juge et partie, et vues les sommes astronomiques qui circulent dans ce secteur, il y cultive les copinages et le clientélisme. Car en France, l’Etat est à la fois l’autorité régulatrice (la DGAC, qui non seulement fixe les réglements, attribue les lignes, mais aussi mène les enquêtes en cas d’accident), propriétaire de compagnies (Air France, Air Inter, AOM), partenaire du constructeur Airbus, partenaire important de la construction européenne, et copain avec tel ou tel groupe financier selon l’humeur du moment.

De tout cela résulte la situation catastrophique de l’aviation française, tant en termes d’économie, d’emplois et de conditions sociales.

Je commencerai donc ce petit résumé à la fin de l’ère faste du commerce aéronautique : vers 1989, la France est en train de rater en beauté le tournant le plus marquant de l’aviation civile. En effet, depuis quelques années, l’aviation devient un moyen de transport de masse, et non plus l’apanage d’une élite fortunée : le traffic augmente (on parlera d’explosion) tandis que les prix baissent. Et la politique de l’Etat n’est alors qu’incohérence. Air Franc continue de proposer des produits chers, alors qu’elle est en concurrence avec les compagnies américaines ultra-compétitives ; Air Inter se voit imposer un rôle de service public (maintien de lignes chroniquement déficitaires, sureffectifs sur les plateformes situées dans les régions à développer...) alors qu’au niveau européen, la France accepte la déréglementation ultra-libérale, copiée avec 10 ans de retard sur le catastrophique modèle reaganien (qui a aboutit à une situation sociale déplorable, une chute de l’emploi, un effondrement des normes de sécurité et donc à quelques retentissants accidents, et à la constitution d’énormes trusts) ; parallèlement il faut favoriser Airbus (homologation d’un A320 franchement pas au point, qu’Air Inter sera chargée de « roder », au prix des morts que l’on sait).

Face aux problèmes d’Air France, la seule solution envisagée apparaît le cassage des salaires. Obstacle : les pilotes constituent une corporation incontournable et puissante ; on fabrique donc du chômage en formant à la hâte de jeunes pilotes (à ce jour, seules quelques dizaines des jeunes formés depuis 89 - ils sont environ 500 - sont en ligne), formation totalement prise en charge par l’Etat (DGAC et Air France), à hauteur de 1 million de francs par élève, phénomène amplifié par la reconversion des mécanos navigants (une reconversion encore plus coûteuse, d’ailleurs, qui permet de faire passer le nombre de navigants techniques par cockpit de 3 personnes à 2), avec la bénédiction de la DGAC, alors que l’A320 n’a pas encore fait la preuve de sa fiabilité. Le tout associé à une énorme campagne de presse portée sur le salaire des pilotes. Pour les personnels au sol, c’est plus facile : on licencie à tour de bras et on sous-traite (avec, depuis, de nouveaux problèmes de fiabilité, donc de sécurité). Pendant ce temps-là, à la direction, on multiplie les erreurs stratégiques (dépenses somptuaires, locaux princiers, leasing d’avions inadaptés, politique tarifaire suicidaire, etc.).

La catastrophe se profile, et elle arrive aux alentous de 90-91. Un léger ralentissement du traffic mondial plonge l’aviation civile, France en tête, dans le gouffre (au passage, Air France était l’une des seules compagnies au monde à ne pas s’être prémunie contre les hausses du carburant). Pertes montres, les plus faibles disparaissent.

TAT est à vendre, notamment étouffé par le monopole d’Etat. Alors Air France se porte acquéreur. British Airways porte l’affaire devant la justice européenne : une boîte publique qui conforte encore son monopole, voilà qui est indéfendable, et le rachat est refusé. C’est donc British Airways (B.A.) qui achète la TAT ; elle vire les personnels français et transfert l’activité vers sa filiale allemande, la Deutsche BA, qui emploie des personnels d’une dizaine de nationalités différentes payés à coups de triques (pour forcer le trait, on parla alors de pilotes ukrainiens payés au SMIC). Les « débarqués » de la TAT accentuent le chômage dans l’aviation française (à cette époque, on trouve même des pilotes de lignes expérimentés sans emplois), et ceux qui restent doivent accepter des salaires dérisoires, des conditions de travail éprouvantes et des status précaires.

Je passe rapidement sur les nouvelles erreurs d’Air France et l’Air Inter. On appréciera par exemple l’achat imposé à Air Inter des énormes A330, alors que se met en place la politique des navettes (vols très fréquents) qui nécessitent au mieux des avions de taille moyenne. Pendant ce temps, l’attention se focalise toujours sur le salaire des pilotes, alors qu’ils ont accepté des hausses de productivité très importante, que l’Etat finance le développement d’Airbus au détriment d’Air Inter, que la même Air Inter doit maintenir son service public sur les lignes déficitaires en subissant désormais la concurrence sur ses lignes privilégiés, et que l’emploi des jeunes n’a pas repris. A ce sujet, silence total sur l’attitude de la DGAC, qui étudie la possibilité, par des artifices réglementaires très techniques, de permettre aux compagnies françaises l’emploi de pilotes étrangers ; les 500 jeunes, qu’elle a elle-même formés avec l’argent des contribuables, toujours pas employés, sont totalement oubliés (ou volontairement sacrifiés).

Aujourd’hui, c’est l’affaire Air Liberté. Même scénario que pour la TAT. Auquel s’ajoute la politique clientéliste du président Chirac. Air Liberté est à vendre, personne n’en veut. Mais comme le groupe bancaire Rivaud, propriétaire de la compagnie, est très proche de Chichi, le gouvernement impose à AOM (compagnie que l’Etat possède, par l’intermédiaire du CDR, filiale du Crédit Lyonnais) de se porter acquéreur. La British s’opppose une nouvelle fois devant les instances européennes à ce rachat par une société publique. La position française est indéfendable. Au passage, le tour de table d’AOM est en train d’exploser après ce coup de force gouvernementale. Alors l’Etat demande à Nouvelles Frontières de se proposer. Ce qu’elle fait à reculons (son président est déjà lassé de la concurrence déloyale du Groupe Air France), et refuse finalement le prix exigé par Rivaud. Ainsi la British vient de racheter Air Liberté. Déjà le plan social est annoncé, licenciements et emplois à durée déterminée à la clef.

Voilà, de ce petit historique très partiel et partial, il faut retenir l’attitude totalement irresponsable de l’Etat, qui n’aura fait preuve que d’incompétence, de copinages, au détriment de ses propres ressortissants, qui subissent une situation sociale épouvantable.

Quant à l’impact de cette situation sur la sécurité des vols, l’avenir jugera. Mais qu’on se rassure, les nombreuses victimes de l’A320 ont contribué, à titre postume, à fiabiliser la gamme d’Airbus, et désormais ces avions se vendent bien ; et puis, quand d’un côté les experts annoncent que des progrès dans la sécurisation des vols ne sont plus chiffrables, les accords internationaux sur l’aviation civile (Varsovie) fixent précisément le prix de la vie humaine.

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