Le Scarabée
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Comment survivre à la mondialisation

par ARNO*
mise en ligne : 12 juillet 2003
 

Finalement, c’est non-fumeur. Quand le serveur nous a posé la question, Charles s’est jeté en avant comme un furieux en bousculant Caro qui allait répondre, et a hurlé « Non-fumeur, bien sûr ». Une fois attablés, Caro fait la gueule, Philippe fait la gueule, et je fais aussi la gueule, bicoz quand Caro boude, après c’est pour ma pomme toute la soirée. Charles fait l’innocent : « J’espère que ça ne dérange personne, hein, parce que... » et s’apprête à nous péter son argumentaire sanitaire, le même qui est imprimé en corps 64 sur tous les paquets de clopes ; Philippe l’interrompt : « Oui, oui, on sait, tu veux pouvoir vivre en harmonie avec tes bronches sans que la société elle t’impose le machin passif et tout ça... » Arrêté dans son élan, Charles fait les yeux ronds, réfléchit un peu et admet : « Oui, en gros, c’est ça. »

Ce soir, on s’est coiffés selon nos envies : Philippe arbore une coupe ébouriffée néo-classique, Charles a misé sur un effet fixé mouillé aéré ; Caro s’est apprêtée façon paysanne tchèque, un grand fichu à carreaux enserrant ses blondeurs, qu’elle s’est fait froufrouter avec des reflets gris métallisé plastifié à la Traban. Quant à moi, c’est chauve devant, dessous-de-bras derrière.

Nous avons rendez-vous avec Christian et Nathalie, deux amis parisiens de Caro, en vacances dans l’arrière-pays. Le restau sur le port arbore un décor simili enchantement des îles : des plaques de contre-plaqué taillées façon bambou sont agrafées sur les murs et les piliers, les nappes plastifiées imposent à la vue d’énormes fleurs bigarrées gerbantes, les cocktails sont servis dans des demi noix de coco surmontées d’une myriade de petites ombrelles en papier et, dans un coin, un petit groupe de trois musiciens massacre les meilleures chansons de Michel Sardou (le bassiste fait mine de s’ennuyer autant que le bassiste des Stones, le synthé affiche une collection de boutons digne du cockpit du Concorde mais le type joue avec un seul doigt, et la chanteuse a revêtu un paréo bariolé éprouvant pour le sens commun). De notre table, nous bénéficions d’une vue imprenable sur les fuites colorées de gasoil de l’embarcadère touristique « Merveilles de la nature sauvage : la visite des fonds marins pour 45 euros par personne ». Le menu propose, en tout et pour tout, du boudin-purée rebaptisé « Délice des Antilles » et du graillon de poisson intitulé « Evocation réunionaise ». Charles confie : « Je vais leur demander s’ils ont des ailerons de requin. »

Christian et Nathalie arrivent enfin. Nathalie travaille dans la publicité, ce qui lui permet de croire qu’elle bosse dans la création ; tout dans son physique respire le faux, et le collagène de ses lèvres suffirait à nourrir les enfants du tiers-monde pendant plusieurs mois ; visiblement, le chirurgien s’est arrêté juste avant d’en faire un travelo brésilien. Christian est patron d’une start-up sans employés et passe ses journées dans ses immenses bureaux vides en attendant qu’on vienne lui couper l’électricité. Il présente des traits creusés, un visage émacié et a le regard fatigué ; chez lui, c’est très inhabituel, parce qu’à l’ordinaire c’est un jovial.

En entendant le mot « start-up », Charles s’enthousiasme, ce qui ragaillardit un peu Christian. « Et alors, c’est une start-up de quoi ? », demande-t-il.
  Hé bien, initialement, c’était une agence de conseil et d’expertise sur les technologies innovantes non-encore découvertes, explique Christian.
  Pourquoi « initialement », interroge Philippe, maintenant vous faites autre chose ?
  Ben oui : rien. Nous on avait une activité saine, tu vois, avec un concept solide. Mais tu as entendu parler de la « bulle internet », hé bien c’étaient toutes ces autres boîtes, là, qui vendaient du vent, le marché s’est cassé la gueule après notre deuxième tour de table. Du coup on n’a pas pu aller jusqu’à l’étape suivante de notre développement, qui était la revente à France Telecom ; c’est assez injuste, parce qu’avec l’UMTS, c’est sûr, on allait commencer à pouvoir entrevoir d’envisager de peut-être faire des bénéfices.

Charles sort de sa poche son téléphone qui fait Java pour enquiller la discussion sur les technologies innovantes non-encore utiles, mais Caro l’interrompt : « Faut voir que c’était vachement sympa, comme ambiance : Christian avait un grand bureau tout seul, d’où il pouvait discuter avec toute son équipe par email, et tous ses collaborateurs travaillaient dans une grande pièce unique, et il y avait même des matelas pour qu’ils puissent dormir le soir quand ils finissaient le boulot trop tard. Et Christian les avait tous autorisés à le tutoyer. C’était vraiment cool comme ambiance. »
  Éa a dû être vraiment pénible quand tu as été obligé de te séparer d’eux ? demande Philippe.
  En fait, non. Christian rigole : je me suis enfermé dans mon bureau et je leur ai envoyé à tous un email à trois heures du matin, juste avant la fin de la journée de travail, dans lequel je les virais en les tutoyant. Tu le crois si tu veux, mais grâce au tutoiement, aucun d’eux n’a pensé à me traîner devant les Prudhommes.

Nathalie minaude : « Il est comme ça, Christian. Il a vraiment le sens des relations humaines. »

« Et maintenant », interroge Philippe, « comment tu vois les choses ? »
  Je prends des contacts pour me reconvertir dans l’associatif. C’est là que ça se passe, maintenant. Y’a un fort besoin d’expertise et de conseil, dans l’associatif, tu vois.
  Tu veux dire, les conseiller sur les technologies innovantes ? Charles demande.
  Non non, l’expertise et le conseil dans la demande de subventions et la levée de fonds, voyons.

Nathalie couve son petit : « Il est comme ça, Christian, il aime aider les gens. »

Je scrute la salle du regard, à la recherche d’un objet qui pourrait me servir d’arme de destruction massive à l’encontre des deux affreux. Mais à part les trucider en les piquant plusieurs milliers de fois avec un petit parasol de cocktail, je ne trouve rien. Alors, contre mauvaise fortune bon cÉur : « Et comment se déroulent vos vacances ? Charles, tu as l’air fatigué, tu n’es pas malade j’espère ? » Le regard de Nathalie s’illumine :
  É-pa-tan-tes, ce sont des vacances é-pa-tan-tes, épelle-t-elle. J’ai trouvé sur l’internet une petite pension de famille dans une ancienne ferme qui propose des séjours altermondialistes pour personnes socialement responsables. C’est pas donné, mais vraiment c’est é-pa-tant pour pouvoir reprendre racine avec les vraies valeurs du respect durable que la société elle nous avait fait perdre de vue.

Charles et Caro sont, exceptionnellement, d’accord sur le sujet : c’est é-pa-tant. Faut dire que, depuis qu’elle a lu José Bové, ma vie dans les geôles de la honte de la République, elle est devenue vachement socialement responsable. Nathalie poursuit :
  C’est vraiment le retour aux sources : on ne mange que ce qu’on produit nous-même, on fait tout nous même, on s’occupe des animaux, des cultures, tout ça. C’est vraiment excitant.

Là encore, ma partenaire de vie et le compagnon d’existence de Philippe sont enthousiasmés. Depuis qu’elle a lu la biographie José Bové, son calvaire sur l’île du Diable, Caro n’est plus tout à fait la même. Alors Nathalie se met à nous narrer le déroulement d’une journée au « Centre international pour une altermondialisation bien dans sa peau » :
  Le matin, on se lève à cinq heures du matin pour traire les vaches et aller chercher les Éufs. La première semaine, Christian a eu du mal à se lever, du coup il n’avait pas de petit déjeuner. La deuxième semaine il s’y est mit, mais il avait peur des bêtes. Mais maintenant ça va, il arrive à tirer un demi-verre de lait tous les jours.
  Et ces saletés de poules m’ont picoré la main, dénonce Christian en montrant les plaies sur son avant-bras. Mais face au regard méchant de Nathalie, il corrige le tir : mais c’est normal, hein, je ne devais pas me présenter à elle avec le bon esprit...
  Bon, ensuite on va au puit tirer de l’eau pour la toilette du matin, et on se lave avec du savon qu’on fait nous-même en mélangeant du miel avec du salpêtre.
  Et cette saloperie de savon m’a bouffé la peau sur la moitié du corps, explique Christian. Mais je suppose que c’est parce que ma peau avait perdu sa rusticité...
  Ben oui, mon chéri, la ville a émoussé nos sens. (En aparté à Caro, elle confie : tu verrais ses testicules, on dirait deux pastèques rougeaudes.) Après on passe la matinée à récolter des tomates, qu’on réduit en bouillie en les piétinant pieds nus pour faire des conserves qu’on vend à une coopérative bio qui envoie deux pourcents de ses bénéfices à une caisse qui subventionne les récoltes de café sur les hauts plateaux de Bolivie.
  Vous pouvez pas savoir comme ça pue, les tomates, en plus ça tâche comme c’est pas permis, geint Christian. Même sur la peau, ça tâche, cette merde. Mais c’est pour la bonne cause, alors...
  É midi, on ne mange pas, parce que les gens du centre nous ont expliqué que c’était une habitude urbaine. L’après-midi, on broie du blé avec des cailloux pour préparer le pain du soir et, avec la paille, on remplit nos matelas pour la nuit.
  Et ça gratte, ces conneries. Surtout qu’on commence à manquer d’eau pour se laver, explique Christian.
  Le soir, généralement, on suit une visio-conférence altermondialiste sur l’internet avant de faire une psychothérapie de groupe avec les autres visiteurs du Centre, pendant laquelle on est invités à prendre la parole à tour de rôle pour débiner les eurocrates de Bruxelles.
  Cela dit, complète Christian, l’autre soir je leur ai expliqué comment récupérer des subventions sur les budgets que l’Union européenne consacre au développement durable.

J’apporte ma pierre à moudre au moulin de la discussion : « Ah ben c’est un peu comme Koh-Lanta, alors ». Nathalie opine : « Oui, sauf qu’on n’a pas le droit de pêcher des poissons vivants ».

Le ventre de Christian lance soudain un cri déchirant qui couvre le brouhaha des discussions du restaurant. É cet instant, le startupeur me semble presque sympathique.

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