Le Scarabée
Masquer la pub

Des quotas de bronzance

Apoilisme urbain : l’avenir d’un oxymore

par ARNO*
mise en ligne : 30 juin 2003
 

« En été, les odeurs de grillades se mêlent à celles du thé à la menthe, il y a beaucoup de monde. Plaisir d’être en plein air, de discuter, de montrer sa récolte à ses voisins, d’échanger des recettes et des semences. Tout le monde sait qu’il ne s’agit pas que de légumes... » Le potager, écrit-elle, « contribue à développer le système racinaire entre les humains, favorise des semis de relations, des échanges chlorophylliens entre individus ». É croire qu’en revenant à la « trousse de survie de l’humanité », on retrouve l’essentiel à la fois au sens le plus prosaïque et le plus profond.

Mona Chollet, Périphéries

Cap-d’Adge, en plein cagnard. On est quatre, à oilpé au soleil, du bronzing nudiste à la sauvage, mes deux potes Philippe et Charles et moi on se fait bouillir la nouille al dente, ma copine Caro se fait dorer la figue en toute décomplexion. On s’est installés à l’abri des dunes, on a du thé glacé dans un thermos et on s’est tuperwarisé de la salade de riz avec des tomates et de la mozza di buflessa. J’organise ma bronzification à la crème protectrice indice 60, Caro s’est calée l’intégrale d’Ignacio Ramonet publiée l’année dernière à la Pléiade sous la serviette et ça lui fait oreiller, Charles explique à Philippe la supériorité intrinsèque de son nouveau Nokia qui fait Java sur son précédent Nokia qui faisait pas Java, Philippe fait mine d’approuver silencieusement mais je crois bien qu’il s’est endormi. Bref, de l’apoilisme bénévole, décontracté en grand, avec pour seul objectif philosophique le sable chaud sous les fesses et le ciel bleu pour les mirettes.

Un quart d’heure à peine après qu’on s’est installés, voilà qu’une ombre lugubre vient gâcher notre belle bronzance. Deux gendarmes en short bleu-nuit, genre Cruchot et Gerber, nous surplombent du haut de la dune, leurs pétards osseux en plein milieu de notre soleil. « Dites, vous pouvez pas faire ça là, hein, c’est pas une plage naturiste, ici, y’a des familles qui pourraient vous voir, hein. » Charles, pas intimidé, répond que c’est pas grave, ça le gêne pas, de toute façon on est très textile-friendly. Caro ajoute que « et puis, je suis pas pudique, les voyeurs je m’en fous ». Les deux mecs nous assènent, du haut de l’autorité que leur confère la République, que « bon, soit vous vous rhabillez, sinon on vous colle une amende ».

Nous v’là donc rhabillant nos attributs, Charles secoue doucement Philippe, qui réagit en répondant « oui, oui, Java c’est bien » en baillant. « Non, non, faut qu’on aille ailleurs, on vient de se faire jeter. » Caro propose qu’on se rende sur une plage naturiste, « là au moins on nous foutra la paix », je signale que j’en ai repéré une sur le chemin en venant, mais Charles dégaine de son petit baise-en-ville de plage son Guide touristique des vacances gays, lesbiennes et gay-friendly et annonce qu’il va nous trouver un endroit qui va bien. Caro tique, je tique, Philippe ne dit rien mais on sent bien qu’il tique intérieurement mais ne veut pas vexer son nouvel amoureux (déjà qu’il roupille quand l’autre lui cause hi-tech, on a vu plus romantique).
— Quoi ?, demande Charles.
— Ben, c’est juste pour bronzer, explicite Caro, c’est peut-être pas la peine... N’importe où où on peut se foutre à poil ça ira. (C’est pour ça que je l’aime, Caro, elle sait dire en termes choisis le sens profond de l’essentiel.)

Illico le Charles nous pète son argumentaire - toujours le même, celui qui d’ailleurs est reproduit en page 3 de l’introduction de son Guide touristique : il veut pouvoir profiter de sa relation avec la personne qu’il aime sans que la société elle le juge et tout ça. « Mais personne ne te juge », que je réponds, « surtout pas sur une plage naturiste » (en fait c’est pas vrai, on est plusieurs à juger parmi nous quatre, c’est-à-dire Caro et moi, que le Charles est une véritable peine inzihass et que, jusque là, Philippe avait été un peu plus inspiré - en plus, il est pas terriblement beau, le Charles).

Mais bon, comme on est pour la paix des familles, on se plie aux recommandations du Guide et on se met en marche vers le drapeau arc-en-ciel le plus proche. Cool Raoul, tout baigne, sauf que j’ai du sable dans le calbute.

Arrivé au centre en question, une femme entre deux âges nous soulève la barrière qui bloque l’entrée de sa taule. Philippe passe, suivi d’un Charles qui sourit comme s’il venait de remporter une grande victoire sur les préjugés petit-bourgeois de la société, puis Caro et moi on s’avance, main dans la main. La nana nous intercepte : « Vous n’êtes pas gays, vous ? » (mais pas sur le ton d’une vraie question). Je réponds qu’on est gay-friendly, en faisant un geste de la main vers le panneau qui indique qu’« ici, on est nus, gays, lesbiennes et gay-friendly » ; Caro complète « oui, oui, et même j’ai eu une expérience une fois au lycée avec ma binôme de chimie ».
— Désolé, mais on a atteint notre quota de gay-friendly, aujourd’hui, vous ne pouvez pas entrer...
— Hein ? fais-je.
— Ben oui, si on a trop de gay-friendly, alors on devient une plage comme les autres, et ça n’aurait plus de sens d’afficher ce petit sticker.

Cette logique semble imparable, Philippe et Charles sont déjà loin, de toute façon c’est nous qu’on a gardé le sac à provisions, et je sens que Caro commence à perdre patience. On s’en va donc trouver une autre plage tous les deux, et Caro balance, en guise d’adieu à la bonne femme :
— En tout cas, vous, vous n’êtes pas très gay-friendly-friendly.

Une demi-heure de marche plus tard, on arrive à une plage naturiste qui nous accepte sans discuter et on s’installe sur le sable. Caro a attaqué la lecture du best-seller estival intitulé Parlez-vous le Pierre Péan ? et lâche régulièrement des « non mais tu te rends compte ? non mais tu te rends compte ? » (genre c’est hyper-grave ce qu’il y a dans ce bouquin, tu peux pas te rendre compte). Moi, concentré, je m’oins de la crème indice 240 sur la bistouquette, parce que je voudrais pas que popaul attrape une insolation. Il fait chaud, très chaud, mais une légère brise de mer nous rafraîchit les interstices. Je constate que Caro a préparé le thé glacé avec du Montagne d’Or de chez Mariage frères, et ça c’est classieux. Je commence à sombrer mollement pendant que Caro me confie « c’est incroyable ce que ça raconte sur la jeunesse de Mitterrand, c’est dingue que personne ne soit au courant ».

Un quart d’heure à peine plus tard, une ombre sinistre vient nous faire chuter la moyenne. Deux gars au physique d’athlète (genre Fougasse et Merlot) nous surplombent dans une posture pleine d’autorité, les pieds légèrement écartés, vigoureusement plantés dans le sable, les poings sur les hanches, la zigounette pendouillant au milieu : « On est désolés, mais ça ne va pas être possible, là, c’est une plage familiale, ici, vous ne pouvez pas, euh, vous exhiber ainsi ».
— Ben quoi, c’est bien une plage naturiste, on est tout nus comme tout le monde, alors c’est quoi le problème ? je demande.
— C’est votre amie, là, euh, son pubis, il est totalement rasé, ici on ne peut pas faire ça, c’est, euh, offensif, vous voyez...

Caro ne se démonte pas : « oui, c’est plus joli, hein ? », et elle se passe la main sur son mont de Vénus glabre comme pour essuyer de la sueur, ça lui entrouvre légèrement le minou en faisant ressortir le petit bijou qu’elle s’est fait piercer sur le bouton, et effectivement c’est très joli. Les deux malabars, impressionnés, reculent d’un pas : « ah oui mais non, euh, là ça va vraiment pas être possible ».

Nous voilà donc remballant nos bijoux de famille (le petit bijou qu’elle s’est fait monter en piercing, Caro le tient de sa grand-mère), et on se met en marche à la recherche d’une plage naturiste qui serait depilation-friendly. On finit par en trouver une, certes généraliste, mais qui propose un petit espace en marge de la plage, réservé à cet effet. En plus, c’est épatant, on est les seuls à s’y installer.

Je me crème le côté gauche à l’indice 12 et le côté droit à l’indice 47, parce que le jour précédant j’ai malencontreusement bronzé dissymétrique. Caro attaque une énorme biographie : Si José Bové m’était conté, et elle lâche des « c’est incroyable ce qu’on bouffe, c’est dingue que personne ne soit au courant ». Il n’y a plus de thé glacé, alors je lèche le fond de petit lait qui suinte de la mozarella, en fait ça me donne encore plus soif et je finis par sucer un morceau de tomate tiède.

Un quart d’heure plus tard, un second couple arrive dans notre carré hair-optional. Le fille est grande, blonde, jeune, gaulée comme un coupé sport, et ne subsiste de sa chattoune qu’une petite touffe blonde d’un centimètre de large sur environ un centimètre et demi de haut placée très haut au-dessus de la ligne bleue de Vosges. Je crois bien la reconnaître, elle tenait un petit rôle dans cette grande fresque historique qu’est Private Gladiator. Le type a le crâne totalement rasé, des poils grisonnants sur la poitrine, une sacré bedaine (c’est difficile de donner un âge à un chauve), il tient la fille par la main, et il a les cerises totalement glabres, de même que la tige. Ca lui donne un air poupin de bonze qui se serait épilé les testicouilles. Ils s’installent en face de nous. Quand le bonze tibétain s’allonge, je constate qu’un énorme anneau lui transperce le gland et je crains que ça lui fasse une méchante trace de bronzage. Comme je suis shaved-and-cut-friendly, je lui propose un peu de salade de riz (sauf qu’il ne reste plus de mozzarella ni de tomates).

C’est là que ça se met à tourner au bizarre. Comme je suis levé à côté de lui et que je lui tends la barquette en plastique, le type me dévisage l’entrecuisse avec insistance. J’ai beau être très décomplexé au niveau de l’optionalité vestimentaire, je trouve ce comportement particulièrement déplacé. « Keskya », je demande, « vous n’aimez pas la salade de riz ? ».
— Vous n’êtes pas rasé ? fait le type (mais pas sur le ton d’une vraie question).
— Ben non, moi pas, mais ma copine si, je réponds en faisant un geste de la main dans la direction de la minette à Caro.
— Mais vous, vous n’êtes pas rasé ? insiste le type (c’est toujours pas sur le ton d’une vraie question).
— Non, moi non.

Je percute soudain, alors je complète : « mais ne vous inquiétez pas, ça ne me choque pas du tout, moi je suis très hair-optional-friendly comme garçon ». Et là le type se met à me péter un argumentaire complet : « c’est pas hair-optional, ici, c’est un carré hair-free ; comment voulez-vous que je me mette plus nu que nu s’il y a des voyeurs comme vous qui se cachent derrière leur pilosité ? moi je voudrais vivre ma dépilation sans subir que la société elle me juge et tout ça ».

Me voilà donc en train de rempaqueter mon excédant capillaire dans mon calfouette plein de sable, pendant que Caro remet son pavé littéraire dans son sac de plage. On se lance à la recherche d’une plage à la largeur d’esprit plus conséquente.

Finalement nous arrivons, crevés, devant l’accueil d’un ènième camp. Je leur sers, sans trop d’espoir, le laïus que je viens de balancer sans résultat aux cinq tenanciers de plages que nous venons de visiter : « Voilà, nous pratiquons le cloth-optional mais nous n’avons rien contre les textiles, je suis gay-friendly et ma copine a eu une expérience au lycée avec sa binôme de chimie, elle est totalement épilée et porte un petit bijou dans le clitoris, moi je suis poilu comme Barbe-bleue mais la dépilation des autres ne me choque pas du tout, et nous n’avons rigoureusement rien contre les Hollandais ».

Le type affiche un large sourire : « Mais monsieur, ici nous sommes opposés à toutes formes de discriminations, vous êtes évidemment les bienvenus ».
— Dans ce cas, hé bien nous sommes deux, s’il vous plait, fais-je en déposant les 10 euros de participation aux frais sur le bureau.

Le type empoche l’argent et demande : « Oui, fumeur ou non fumeur ? ».

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