Le Scarabée
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En route pour Belgrade

par ARNO*
mise en ligne : 20 avril 1999
 

A coup de « tournant dans le conflit », de « nouvelle étape » et de « mesure supplémentaire », l’OTAN fabrique et contrôle l’escalade vers une bonne grosse guerre... sans doute pour nous éviter une mauvaise petite paix.

Je dois reconnaître qu’au début, j’ai pris les responsables de l’OTAN pour une bande d’imbéciles incompétents. C’est logique : l’OTAN est une organisation militaire, on ne peut rien attendre d’elle de plus que lancer des missiles balistiques en tenant des raisonnements troudeballistiques (c’est même la seule chose qui différencie le militaire du grand singe : on n’a jamais vu un singe réfléchir avec son trou du cul).

Bêtement, donc, quand le gourous stratégiques de l’Alliance atlantique nous expliquaient qu’ils n’avaient pas prévu la résistance serbe, l’intensification de l’épuration ethnique et la catastrophe humanitaire, je les croyais volontiers : ce sont des troufions, donc ce sont des cons, donc il est normal qu’ils n’aient rien vu venir. CQFD.

Mais à la réflexion, c’est un peu facile. Je me répète, mais tout le monde sait que, par définition, une guerre c’est long et pénible, que les représailles sur les civils sont l’arme favorite des tyrans et qu’une catastrophe humanitaire accompagne toute guerre (ne serait-ce que parce que les civils fuient les zones de combat et que les supermarchés sont fermés). Tout le monde le sait... donc l’OTAN le savait.

Pourquoi alors ce mensonge en forme d’auto-flagellation ?

L’OTAN est en train d’appliquer l’une des plus vieilles méthodes de la propagande militaire : l’escalade (ou engrenage). Le principe est que les peuples rechignent à se lancer à corps perdu dans la guerre totale du jour au lendemain ; si l’on veut une bonne grosse guerre, il va falloir convaincre les démocraties. Et la méthode la plus efficace, c’est d’y aller petit à petit, mine de rien, multiplier les provocations, dérapages et vexations ; une politique du fait accompli qui permet de durcir le discours et d’entraîner l’opinion publique.

Chaque étape de l’escalade suit un schéma classique.

1. Rappel des « objectifs de guerre », et mise en place d’un dispositif nettement insuffisant pour remplir ces objectifs.

2. L’ennemi réplique par des provocations verbales, une accentuation de ses actions militaires ; au mieux, il capture ou tue quelques soldats (ou des conseillers, des observateurs, des casques bleus...) et prend des otages civils.

3. Grosse communication dénonçant l’affreuse propagande ennemie, l’escalade militaire à laquelle il se livre, le drame humanitaire en cours.

4. Stratégie du fait accompli : « c’est plus difficile que prévu », s’excuse le troufion ; et comme les peuples détestent perdre une guerre, ils réclament d’eux-mêmes des efforts supplémentaires.

5. En réaction, augmentation des effectifs sur le terrain ; dans le même temps, redéfinition des « objectifs de guerre » à la hausse, si bien que le dispositif militaire est toujours insuffisant.

Tout cela fonctionne très bien : c’est grâce à ce système que des démocraties se sont fourvoyées dans des guerres perdues d’avance, sur les bons conseils des militaires. Notons que, si l’ennemi se montre trop mou, il n’est pas rare que l’on provoque soi-même des dérapages que l’on attribue ensuite à l’ennemi ou que l’on propage des fausses nouvelles.

Revenons au conflit yougoslave. Au premier jour, il s’agissait de quelques heures de frappes, de nuit, pour forcer Milosevic à revenir négocier à Rambouillet. Bien entendu, c’est le bide : on peut raser toutes les villes d’un pays, c’est une démonstration de force qui n’a jamais mené à rien. Réponse serbe : propagande à base d’arguments religieux et ethniques archaïques (Serbie médiévale).

Donc, intensification des frappes, les objectifs de guerre deviennent : « défendre nos valeurs » (européennes chez nous, américaines chez les ricains). Défendre ses valeurs à coup de bombardiers furtifs, on s’en doute, ça ne marche pas... Réponse serbe : intensification de l’épuration ethnique.

Re-intensification des frappes, s’ajoutent des cibles non militaires et en centre ville. Nouveaux objectifs : défendre les Kosovars. Re-bide. Réponse serbe : trois prisonniers américains.

Qui dit « prisonniers » dit « tournant dans le conflit » (il ne leur en faut pas plus, aux troufions). Intensification des frappes, déploiement d’hélicoptères d’attaque (dont le but n’est pas les frappes... alors quoi ?). Objectif à présent : empêcher Milosevic, rebaptisé nouvel Hitler responsable de 300000 morts, de nuire (on s’éloigne substantiellement de l’objectif initial : évoquer désormais Rambouillet devient anachronique face à un Hitler des Balkans). Réponse serbe : minage des frontières du Kosovo, incursions en Albanie (à confirmer, toujours est-il qu’on nous l’a dit).

Désormais, on vise les frappes 24 heures sur 24, on déploie des troupes « humanitaires » (soldat et humanitaire, y’a incompatibilité) aux frontières du Kosovo, on multiplie les sondages sur une intervention au sol, on mobilise des réservistes...

Quelles seront les prochaines étapes ? Nous allons vers des frappes permanentes, visant largement des cibles civiles, peut-être le bombardement de Belgrade (« phase 3 » du plan de l’OTAN), certainement une invasion du Kosovo au sol. Donc il faudra de nouvelles provocations ou menaces serbes (réelles ou imaginaires) pour justifier de nouvelles étapes ; je vous propose quelques idées, servez-vous : « Milosevic a des espions à l’OTAN », « Milosevic menace de ré-annexer le Monténégro », « Milosevic tente d’entraîner tous les Balkans dans la guerre (et, par suite, la Russie, la Grèce, et on risque la troisième guerre mondiale) », « Milosevic a des armes chimiques et nucléaires », « Milosevic se fait sucer par une stagiaire »... Autant de bonnes raisons de renforcer notre dispositif et « d’accentuer la pression » ; « jusqu’au bout » et « par tous les moyens », entend-on déjà.

Etape par étape, la propagande militaire fabrique et contrôle cette escalade. Elle vise à amener les peuples à réclamer, d’eux-mêmes, toujours plus de force, de déploiement, d’intervention sur le terrain. Dans le même temps, les objectifs initiaux sont redéfinis et deviennent de plus en plus guerriers, afin que tout arrêt des hostilités serait considéré comme une « mauvaise paix ».

La guerre, progressivement. Chaque étape devenant, par effet de cliquet, son propre point de non-retour.

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