Le Scarabée
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La dérive sécuritaire est-elle économiquement efficace ?

par ARNO*
mise en ligne : 19 mars 2004
 

Noël 2003, six vols Air France entre Paris et Los Angeles sont annulés : les autorités américaines ont transmis une liste de passagers « suspects ». Quelques jours plus tard, au terme de l’enquête anti-terroriste la plus courte de l’histoire de l’humanité, on apprend qu’« Aucun élément matériel ou humain - si infime serait-il - n’a été découvert. Il n’y a eu aucune garde à vue, aucune interpellation, aucune saisie opérée ». Parmi les suspects dénoncés par les américains, un enfant de cinq ans, et une vieille restauratrice d’origine chinoise.

Le ridicule ne tuant pas, la chaîne ABC consacre un reportage à cette terrifiante affaire (7 janvier 2003) : un afghan portant une mini-bombe aurait tenté d’embarquer à Paris le 24 décembre, et serait recherché par toutes les polices du monde. Dominique Perben et Jean-François Copé admettent l’existence du suspect, et se la jouent secret-défense : « On cherche quelqu’un. Je ne peux pas vous en dire davantage. » Nicolas Sarkozy, lui, se montre plus réservé. Depuis, on n’a plus entendu parler de rien.

La semaine suivante, les ricains se méfient toujours des avions d’Air France : deux vols sont escortés, jusqu’à leur atterrissage à Los Angeles, par des chasseurs-bombardiers F-16. On imagine l’état des passagers dans les avions.

Fin janvier, on prend les mêmes et on recommence : « Les services de renseignement américains ont identifié une menace d’attentats du réseau Al Qaïda à l’encontre de plusieurs vols à destination des États-Unis, ce qui a incité samedi British Airways et Air France à annuler sept liaisons transatlantiques. »

On peut évidemment croire à un véritable souci de sécurité de la part des autorités américaines. Sauf à considérer qu’une affaire de terrorisme résolue en quelques jours ne devait contenir rigoureusement aucun élément sérieux à l’origine, et que l’acharnement des terroristes islamistes à vouloir embarquer à bord d’avions d’Air France est étonnant...

Seconde option : rétorsions économiques à l’encontre de la France (la fameuse punition pour n’avoir pas suivi en Irak). Sans doute une piste intéressante, mais qui n’explique pas pourquoi British Airways est aussi pénalisée.

Une indication intéressante se trouve dans le dossier de l’Express consacré au renforcement des mesures de sécurité dans les aéroports et les avions européens. Tout en présentant de manière extrêmement positive un ensemble de mesures qu’on pourrait tout aussi bien considérer comme purement spectaculaires et inefficaces, le dossier contient un pavé dont la présence peut étonner par rapport au sujet traité (la sécurité c’est bien). « Un trafic en baisse » indique : « Les attentats du 11 septembre pèsent toujours lourdement sur le transport aérien. La baisse de fréquentation actuelle apparaît particulièrement marquée aux États-Unis, mais est perceptible sur l’ensemble des lignes. [...] la perte d’exploitation moyenne est estimée à 3,6%. Dans ce contexte difficile, Air France semble mieux encaisser le contrecoup du 11 septembre que ses rivales européennes. Elle est, aujourd’hui, classée au troisième rang mondial en termes de rentabilité. » Une information inattendue s’est glissée ici : Air France s’en sort mieux que les autres.

Ce qui peut rappeler une considération incongrue d’un papier au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 : dans une planète tétanisée, on remarque au détour d’une phrase que les mesures de sécurité ont des « conséquences moindres en Europe ».

On peut donc, certainement, replacer ces menaces bidonnées (notez bien : je ne prétends pas qu’il n’y a pas de menaces sur les avions dans l’absolu ; je parle ici de menaces spécifiques, clairement bidonnées et médiatisées) dans le contexte de la guerre commerciale dans l’aviation aérienne permet de dépasser la simple idée de rétorsions économiques à la suite de l’invasion de l’Irak.

Il convient d’exposer ici ce qui a permis, depuis une dizaine d’années, aux compagnies aériennes européennes de reprendre leurs parts de marché et d’augmenter leur rentabilité.

L’élément principal est la mise en place, tardive par rapport aux États-Unis, de hubs : il s’agit d’organiser les trajets d’une compagnie aérienne autour d’un point central, permettant de créer des vols indirects efficaces. Plutôt que multiplier les vols longs courriers directs sur des trajets aux taux de remplissages fluctuants, on découpe un long vol en deux parties, avec changement d’avion, pour les passagers, au niveau du hub. Prenons l’exemple du trajet Zurich-New-York : plutôt que proposer un vol direct, British Airways organise un vol Zurich-Londres, puis Londres-New-York. Cela lui permet d’éviter une ligne directe au trafic aléatoire, et de le remplacer par des Zurich-Londres et Londres-New-York plus « stables » (en terme de demande).

Cela ne fonctionne correctement qu’avec le principe du hub : tout d’abord, il faut que tous les avions d’une compagnie convergent vers un même aéroport, afin de multiplier les possibilités de destinations « tronçonnées ». Pour British Airways, la ligne New-York-Londres peut être complétée d’une multitude de tronçons vers l’Europe : Londres-Zurich, Londres-Paris, Londres-Madrid, etc. Un autre impératif justifie cette profonde réorganisation des compagnies autour des hubs : il faut que les transbordements d’un avion à l’autre soient rapides et efficaces ; pour cela, il faut non seulement des méthodes adaptées et des personnels formés (ce qui, en soit, justifie le choix d’un lieu unique où les personnels sont spécifiquement formés à cette tâche), mais aussi des espaces spécifiques sur les aéroports (non seulement lieux embarquement, mais aussi slots de décollage).

Le système de hub est connu aux États-Unis depuis des décennies. En Europe, c’est une évolution très récente (on préférait dénoncer le salaire des personnels plutôt que reconnaître que les compagnies était gérées de manière inefficace). Cette réorganisation autour de hubs a permis aux grandes compagnies européennes disposant d’aéroports bien placés (en particulier, Londres et Paris) de reprendre d’importantes parts de marché sur les vols longs courriers. Au détriment, notamment, des compagnies américaines.

Cette réorganisation des compagnies européennes a cependant été partiellement freinée par la saturation du ciel et les difficultés du contrôle aérien à gérer cette nouvelle méthode. Saturation sur certaines destinations, augmentation des mouvements sur les aéroports, etc. Constat qui a amené la Commission européenne à lancer un projet de création d’un « ciel unique » européen. « Ciel unique » qui, si tout se passe bien, devrait se concrétiser avant la fin de l’année 2004.

Ces évolutions des méthodes européennes suffisent, à elles seules, à inquiéter les américains. Elles mettent les compagnies européennes à niveau, en termes d’efficacité (rentabilité permettant d’investir, mais aussi compétitivité pour récupérer des parts de marché). La guerre commerciale du ciel est donc, même en dehors du contexte des attentats, une préoccupation pour l’administration américaine. (Le sujet concerne aussi les lignes courts et moyens courriers, menacées par la réorganisation autour des hubs, comme en témoigne ce document du Sénat. Mais le présent article traite spécifiquement de la guerre commerciale transatlantique et les « menaces terroristes » afférentes.)

Les attentats du 11 septembre et les mesures (ou dérives) sécuritaires qui ont suivi ont fortement aggravé la situation pour les compagnies américaines, et cette organisation en hubs accentue cette évolution.

Même si c’est évident, insistons sur le fait que les hubs des compagnies américaines sont installés sur le sol américain, et que les hubs des compagnies européennes sont sur le sol européen. Par exemple, un trajet Madrid-Montréal sera ainsi découpé selon les compagnies :
— American Airlines : Madrid-New-York JFK, puis New-York-Montréal,
— British Airways : Madrid-Londres Heathrow, puis Londres-Montréal,
— KML : Madrid-Amsterdam, puis Amsterdam-Montréal,
— Delta Airlines : Madrid-Atlanta, puis Atlanta-Montréal,
— Continental Airlines : Madrid-New-York Newark, puis New-York-Montréal...

Si vous effectuez des recherches sur de nombreuses destinations, vous obtiendrez systématiquement ces découpages, autour des hubs de chaque compagnie. Le site Baron & Baron fournit une liste des compagnies aériennes, par continent, en indiquant pour chacune l’emplacement de son hub.

Ce qu’on peut résumer ainsi : tous les vols transatlantiques passent par des hubs européens pour les compagnies européennes, mais pas forcément par les États-Unis ; à l’inverse, les mêmes trajets passent systématiquement par des aéroports états-uniens pour les compagnies états-uniennes. Et c’est à ce niveau que les attentats menacent, économiquement, les compagnies américaines.

Revenons aux critères permettant au système de hub de fonctionner.

Il faut, essentiellement, des transbordements rapides (changer d’avion au niveau du hub). En Europe, les mesures de sécurité en quantité raisonnable permettent de telles correspondances rapides. Aux États-Unis, les mesures ont pris des proportions paranoïaques, fouilles systématiques des bagages, interviews des passagers (le thème « Vous livrez-vous à des activités terroristes menaçant la sécurité des États-Unis ? » ayant remplacé la traditionnelle déclaration sur l’honneur « Non, je n’ai jamais participé à un mouvement communiste. » des années passées), incompétence des personnels chargés de ces tâches, tous éléments qui ralentissent énormément le procédures ; le prix, pour le passager, est de rater sa correspondance et de ne pas arriver à destination. Ajoutons un aspect plus subjectif : de nombreux passagers, qui ont payé le prix d’un billet d’un vol transatlantique, supportent assez mal l’humiliation qu’il y a à subir l’arbitraire et les méthodes d’un analphabète à képi, surtout que personne n’est capable d’expliquer en quoi le fait de retourner toutes vos petites culottes, qui voyageront en soute, améliore la sécurité du vol.

Du coup, ces énormes lourdeurs sécuritaires au niveau des hubs américains amènent de nombreux passagers à préférer un trajet qui ne passe pas par un aéroport américain.

Par quoi se traduisent les mises en garde (même totalement farfelues) des autorités américaines quant aux menaces contre les compagnies européennes ? Par l’adoption de mesures sécuritaires calquées sur celles des aéroports américains.

Ce qui, à n’en pas douter, remettra le commerce américain sur un pied d’égalité avec ses concurrents. La paranoïa sécuritaire comme élément de compétitivité économique...

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