Le Scarabée
Masquer la pub

Le cataclysme du millénaire

par ARNO*
mise en ligne : 20 octobre 1999
 

On nous prévoit un bug pour l’an 2000. Ce sera bien pire...

Hé ben oui, c’est pourtant vrai : je suis millénariste. Pas au sens des niaiseries scientistes dont nous abreuvent nos médias (« ce qui va changer dans votre vie »), pas au sens des sectes qui montent des plans d’habitation sur la comète (« réservez votre place sur la prochaine boîte d’allumettes pour Hale-Bopp »), ni au sens des séries américaines qui, telles Millenium, nous rappellent qu’il est encore temps de nous convertir au christianisme avant le jugement dernier.

Non, mon millénarisme à moi est d’une autre importance : ce qui va se produire en l’an 2000 va faire passer l’Apocalypse de Jean pour un week-end au Club Med, la prochaine guerre thermonucléaire pour une panne de four à micro-ondes et l’implosion spatio-temporelle de l’Univers pour un pet de chèvre un soir d’été dans la garrigue. Pour vous situer la gravité du truc, c’est presque aussi moche que si Zidane se niquait un adducteur.

Et même, contrairement aux victimes de l’effet de mode actuel sur le gros bug du 31, je suis millénariste depuis longtemps. En bon adepte de la prédestination protestante que j’étais, je le sais depuis ma naissance. Comme on dit dans les feuilletons : c’était en moi et je l’ai toujours su...

Voilà : en l’an 2000, j’aurai 30 ans. Pile poil. Et quand j’aurai 30 ans, je serai vieux.

Ne rigolez pas, c’est hyper grave. C’est un peu comme quand un Jedi passe du mauvais côté de la Force, vous voyez le genre. Parce qu’être vieux, je sens que ça ne va pas me plaire ; et rien qu’à l’idée qu’en fin de compte je pourrais tout de même m’y faire, je me fais honte.

Déjà nombre de mes amis ont passé leur an 2000 avant moi. Entre les mariages et les mouflets, je ne compte plus les copains devenus pères, responsables et sérieux, les copines devenues mamans, protectrices et jalouses ; bref mes amis passent l’an 2000 en cédant au pire : la normalité. Les couples établis ne fréquentent plus que d’autres couples établis (une tendance avérée et pourtant inexplicable), les derniers célibataires rejoignent les fumeurs exilés sur le balcon, et quant à moi, on commence à me reprocher mon mauvais esprit - Tonton Arno a une influence négative sur le bambin (« Arno, qu’est-ce que tu es allé lui raconter cette histoire de curé qui se transforme en loup pour manger les enfants ? »). Les couples entre eux communient dans leur passion soudaine pour les voitures familiales, les breaks et les monospaces, mes copines sont devenues incollables sur les avantages et les inconvénients du diesel (des concepts incompréhensibles où il convient de prononcer d’un ton préoccupé « oui, mais en ville, c’est pas certain », et de conclure avec plus d’enthousiasme par « à la revente »). On s’embourgeoise : avant on se roulait des cigarettes aux herbes exotiques qu’on se partageait (« ouah, l’aut’, fait passer ! »), désormais on a chacun son cigare acheté tout fait qu’une ouvrière cubaine a roulé pour nous sur ses cuisses bronzées (remarquez, l’idée de se repasser un cigare tout mâchouillé est assez gerbante). En plus, le cigare, ça me rend malade.

Mais il y a pire : j’ai remarqué récemment que je n’avais plus aucun goût pour les minettes de 18 ans. Trop jeunes, physiquement leurs traits juvéniles me rebutent, en plus elles me vouvoient et me donnent du « monsieur » (ça calme). Le coup de vieux, je vous jure !

Je m’apprête donc à subir le cataclysme du passage du siècle : déjà quand je me fringue branché, je ressemble de plus en plus à un vieux con qui se déguise en jeune ; quand j’essaie de causer comme les gamins, c’est aussi désuet qu’un film muet. Tenez, je commence à utiliser l’expression « de mon temps »...

Mais l’année prochaine, ce sera encore pire. Je serai officiellement vieux, trente ans bien tapés, je penserai à ma retraite, je voudrai acheter un appartement, avec les femmes j’aurai une arrière-pensée de me caser, j’aurai un téléphone portable et ma seule révolte concernera mes impôts. Je trouverai mon bonheur dans le plus abject des conformismes.

Pour l’an 2000, y’en a qui font des provisions de boîtes de conserves. Je crois que je vais m’acheter des Damart et une collection de Notre temps.

Lire aussi :