Le Scarabée
Masquer la pub

Le libéralisme : science ou religion ?

par ARNO*
mise en ligne : 1er novembre 1998
 

Un modèle scientifique, ça se discute. Si ça ne se discute pas, ce n’est pas de la science, mais de la religion.

« L’économie réelle », « la réalité des marchés », « une politique économique réaliste, rationnelle »... des expressions que l’on entend régulièrement, et dont on ne s’étonne plus. Ce rappel constant à la réalité et à la rationalité signifie deux choses : d’abord que l’économie (libérale, puisque le terme « économie réelle » ne désigne jamais autre chose que le libre-échangisme le plus orthodoxe) est d’essence scientifique, ensuite que toute autre analyse (interventions publiques, taxation des échanges monétaires, etc.) relève de l’utopie, de l’irrationnel, du « non-réel ».

C’est cet aspect « scientifique » du modèle économique qui m’intéresse ici. Il s’agit en effet de l’élément central de la propagande ultra-libérale : la seule expression « économie réelle », en renvoyant au déterminisme scientifique, laisse supposer que tout cela est démontré, logique, rationnel, qu’il existe un preuve du genre « 1+1=2 ». Le libéralisme repose effectivement sur une théorie « scientifique », l’économie est modélisée mathématiquement d’une manière très aboutie. Je me propose de vous présenter les principes de ce modèle, puis les différentes façons de le critiquer sur une base elle aussi « scientifique ». En effet, lors d’un débat pro/anti-libéralisme, on constate que chacun se situe sur un plan différent (scientifique, mathématique pour les pro, humaniste, sociétal pour les anti) ; il s’agit donc ici d’aborder l’anti-libéralisme sur le même registre que les libéraux.

Le modèle de l’équilibre général

Voyons cette théorie « scientifique ». Le libéralisme, exacerbation des théories néo-classiques, repose sur la définition d’un équilibre général de l’économie. De la même façon que les physiciens tentent de modéliser les interactions physiques, les économistes prétendent définir un ensemble de lois mathématiques régissant les échanges économiques. Prenons Newton : il définit que deux corps s’attirent selon des lois physiques, quantifiées par des relations mathématiques ; partant de ces relations simples entre deux objets, on arrive à créer un modèle général où tous les objets interagissent selon des lois connues. De même, les théories des échanges économiques partent des relations entre deux individus, et par constructions mathématiques, se généralisent à l’ensemble des individus et des biens. Dès la fin du XVIIIe siècle, Adam Smith affirma que l’économie était soumise à des lois scientifiques (les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets). Déjà il supposait que seule une économie du libre-échange pouvait fonctionner de manière scientifique : la recherche par les hommes de leur intérêt personnel mène à la réalisation de l’intérêt général. En 1838, Antoine Cournot explicite la notion de l’équilibre général : tous les éléments interagissent, donc on ne peut se passer d’étudier le système dans son ensemble. Mais c’est Léon Walras, en 1874, qui énonça qu’il était possible (et nécessaire) de théoriser mathématiquement ces relations. Selon Walras, non seulement on peut définir l’ensemble des équations mathématiques régissant les échanges économiques, surtout l’ensemble de ces équations possède une solution : lorsque l’on résout toutes ces équations, on arrive à un équilibre général du système. Mieux, comme dans la théorie newtonienne, laisser faire les lois naturelles n’aboutit pas au chaos, mais à un équilibre harmonieux. On est en pleine utopie scientiste : les lois du marché produisent, intrinsèquement, un équilibre où toutes les relations sont optimales, et l’allocation des ressources est la plus efficace. Dans les années 1950, puis 1970, les outils mathématiques s’affinant, les économistes démontrent définitivement l’existence et l’optimalité de l’équilibre général, puis règlent les problèmes d’unicité (existe-t-il plusieurs solutions au système d’équations ?). Depuis, les recherches et le développement de cette théorie se poursuivent, alors que parallèlement ce modèle s’impose dans tous les domaines dévolus à la politique.

Puisqu’il s’agit de science, il convient, si l’on veut discuter les théories libérales, de savoir ce qu’est un modèle scientifique, et comment on attaque un tel modèle.

Qu’est-ce qu’un modèle scientifique ?

Tout scientifique qui se respecte sait qu’il n’exprime pas la réalité du monde (« c’est comme ça que ça se passe »), mais une représentation de cette réalité (« voici une façon de décrire les choses »). Un modèle scientifique n’est pas la réalité, mais une construction intellectuelle permettant d’appréhender la complexité du monde, d’analyser et de prévoir les relations entre les éléments.

La construction d’un modèle scientifique se déroule en plusieurs étapes (ce sont ces étapes successives que nous utiliserons pour attaquer le modèle libéral). On commence par définir les hypothèses (attention, le sens scientifique est différent du sens commun) : il s’agit de la définition des éléments étudiés et de leur environnement, et de la manière de mesurer les événements. Les phases suivantes sont menées plus ou moins simultanément, plusieurs fois : l’observation, dont on tire un certain nombre de lois (telle cause entraîne tel effet), puis cette théorisation est soumise à l’expérimentation et la contre-expérimentation (si l’on provoque telle événement, obtient-on l’effet prévu par la théorie ?). C’est le processus des sciences exactes : la théorisation d’une relations entre des événements dans un cadre défini (les hypothèses), soumise à l’expérimentation, permet d’établir un modèle scientifique.

Premier constat : les libéraux utilisent l’argument scientifique pour refuser toute discussion des citoyens et des politiques, au motif que, puisque c’est scientifique, « c’est trop compliqué pour vous ». Au contraire, un modèle scientifique sert à « simplifier » la perception du monde ; si, pour le chercheur, la façon dont est conçu le modèle est primordiale, in fine le modèle fonctionne comme un boîte noir : d’une manière naïve, connaissant les causes, tout le monde peut déterminer les effets, sans se demander ce qu’il se passe entre les deux.

L’économie n’est pas une science exacte

A ce stade, on peut déjà attaquer les propagandistes du libéralisme : en effet les théories économiques nous sont présentées comme des conclusions de sciences exactes. Telles causes produiraient, à coup sûr, tels effets (« on baisse les taux et le bourse remonte », « si on baisse les salaires, on induit cela », « si le gouvernement fait ceci, les marchés réagiront ainsi », « si une entreprise licencie du personnel, les cours montent », etc.). Le discours est tellement catégorique qu’il se donne l’apparence des sciences exactes. Mais en l’absence d’expérimentations et de contre-expérimentations rigoureuses (en pratique totalement irréalisables), on en est loin. L’économie n’est pas une science exacte.

Hors du cadre des sciences exactes, on ne peut plus affirmer que « telle cause produit tel effet », il faut ajouter des expressions du genre « la plupart du temps, en général... ». Cela ne rend pas l’étude économique inutile (pas plus que la sociologie, la psychologie, l’histoire), mais il est clair que le déterminisme absolu ne s’y applique pas.

Refuser l’application rigoureuse d’une science non-exacte

L’utilité d’un modèle scientifique est de permettre de déterminer le lien entre des causes et des effets. Il est alors possible à l’homme, en amorçant les causes, de provoquer les effets qu’il aura prévus. La question est donc : faut-il amorcer ces causes ? Dans le cadre des sciences exactes, le débat est déjà important, sachant que la rigueur de l’expérimentation limite les risques d’erreurs (on n’est pourtant jamais loin de la dérive avec les théories de l’atome ou de la génétique). Dans le cadre des sciences humaines, les éléments d’erreur (vous savez, les « en général », « le plus souvent ») deviennent tels qu’on ne peut tenter de modifier l’environnement humain (eugénisme, darwinisme social...). Des expressions comme « mettre l’économie au service de l’homme » ne signifient pas autre chose que la nécessaire méfiance qu’il faut avoir lors de l’application de modèles établis par une science non-exacte.

Discuter les conclusions du modèle

Une première étape dans le processus de remise en cause du libéralisme consiste, d’un côté, à admettre la théorie de l’équilibre général, mais d’un autre côté à en discuter certaines conclusions. Là se joue, en particulier, le rôle de l’Etat. En effet, le modèle néo-classique n’est pas aussi catégorique à ce sujet que ce qu’en disent les libéraux ; la construction « scientifique » du modèle ne dit pas que toute intervention étatique est négative. Dans l’équilibre général, plusieurs points posent problème (par exemple la gestion des externalités et des biens publics, la répartition des richesse), et les façons d’y répondre différencient les libéraux orthodoxes des partisans d’une intervention publique limitée (souvent, les sociaux-démocrates). Contrairement à ce qui se répète, l’intervention publique n’amène pas à sortir du modèle de l’équilibre général, ni à remettre en cause ses principes (ce n’est pas quitter le capitalisme pour le communisme !). Les externalités sont des effets induits de l’activité, qui agissent sur le système d’une manière non définie par les échanges marchands ; c’est le cas de la pollution (la pollution est un des effets de l’activité, influe sur le système, mais on ne peut pas lui donner un prix d’échange). Deux méthodes permettent de gérer ces externalités (qui, elles, rendent caduques plusieurs principes de l’équilibre) : dans l’optique libérale, il suffit de créer un marché d’échange correspondant à chaque externalité, qui devient alors un élément comme un autre du système économique (ainsi les Américains proposent de traiter la pollution en l’intégrant au système, par la définition d’un « droit à polluer » qui peut se monnayer), le système devant, de lui-même, arriver à la manière optimale de gérer ce marché ; l’autre méthode est l’intervention de l’Etat par un système de taxation. Cette taxation, permettant de restaurer l’équilibre, n’est pas bannie du modèle, mathématiquement (« scientifiquement ») cette option est aussi valable. Le problème est que, pour que l’intervention soit aussi efficace que l’option libérale, l’Etat doit disposer de toutes les informations nécessaires ; ces informations étant le plus souvent aux mains des entreprises concernées, on voit qu’il y a ici un choix politique fort pour que l’Etat récupère les données nécessaires. Les biens publics sont les biens dont l’usage par un agent économique n’interdit pas l’usage par d’autres agents ; par exemple, je suis propriétaire d’un coq qui sert à réveiller tout le village. Dans ce cas, aucune solution libérale ne semble donner de résultat optimal, les fameuses équations tendant même à montrer que le manque de coopération entre les intervenants provoque une sous-production du bien public ; pour résoudre cela, des solutions telles que le vote, la planification et/ou l’intervention de l’Etat sont plus valables. Mais là encore, la nécessité d’une information complète à disposition de l’Etat rend le problème politique (notamment parce qu’elle interdirait l’utilisation stratégique du bien public par un des agents privés).

On le voit, l’intervention de l’Etat n’est pas exclue par le modèle de l’équilibre général. Le refus systématique de toute régulation, de la part des ultra-libéraux, est bien de nature politique et en non « scientifique ».

Cependant, affirmer systématiquement que toute intervention importante de l’Etat dans le système est nuisible relève, dans le cadre de l’équilibre général, de la démonstration ontologique : une des hypothèses de base du modèle étant le libre-échange, il est évident que la conclusion du raisonnement est l’impératif du libre-échange et la nuisance de l’intervention étatique ! Si Dieu existe, alors Dieu est parfait ; s’il lui manquait l’existence, il ne serait pas parfait ; donc Dieu existe.

Critiquer les postulats

Une méthode très efficace pour critiquer un modèle scientifique consiste à démontrer que les hypothèses de départ (les postulats sur lesquels on a construit le raisonnement) sont fausses, ou très incomplètes. La géométrie euclidienne repose sur le principe que deux droites parallèles ne se coupent jamais ; en affirmant par exemple que des droites parallèles se coupent à l’infini, on construit une autre géométrie. On peut contredire les conclusions de l’équilibre général en affirmant que ses hypothèses de base ne correspondent pas à la réalité (scientifiquement, cela revient à dire que l’on a appliqué le modèle hors du champ défini à l’origine).

Voyons quelques hypothèses de l’équilibre général aujourd’hui discutées.

Principe de base du modèle de l’équilibre général : l’égoïsme (je ne l’invente, et ça n’est pas une lecture partiale du modèle) ; chacun consomme au mieux de ses possibilités propres. Certains appellent cela la démocratie des marchés. Il n’est pas interdit de penser que l’égoïsme n’est pas le fondement du comportement humain, et que la vie en société, la culture et l’intelligence introduisent une bonne dose de solidarité.

Autre base du modèle : le libre-échange absolu. Ce postulat aussi peut se discuter, et l’on peut construire des théories économiques sur d’autres bases. La plus connue est le marxisme, mais il y en a d’autres ; on peut notamment considérer un système décentralisé, mais décréter que certains biens ne peuvent être soumis au libre-échange, c’est-à-dire inaliénables, ou encore soumettre les échanges à des processus tels que le vote, le droit régalien, etc.

Enfin, et cette tendance est très récente, on peut discuter les modes de calcul intervenant dans la construction du modèle. En effet, le choix des unités de mesure fait partie des hypothèses de toute théorie scientifique (de quelle manière on mesure les événements, cela influe bien évidemment sur le résultat). Dans le modèle de l’équilibre général, on peut remarquer que certaines unités de calcul occultent des éléments importants de la réalité. Ainsi la « croissance » est calculée selon des méthodes critiquables. L’automobile, par exemple, est l’élément central de la croissance économique au XXe siècle ; mais les 30 millions de morts causés par la bagnole n’interviennent dans aucun calcul. Ou encore : depuis 1970, 30% des ressources naturelles mondiales ont été détruites. Un exemple classique : si vous êtes victime d’un accident grave, vous créez de la croissance (secours, soins...). Des propositions récentes souhaitent intégrer dans les calculs de la croissance (et en négatif), la destruction des ressources naturelles et la pollution, les conditions sociales inhumaines, etc. Il s’agirait encore d’un modèle, mais les chiffres utilisés dans les calculs intégreraient les dimensions humaine et environnementale.

Un modèle d’équilibre

Voyons une autre limite du modèle de l’économie générale : comme son nom l’indique, il correspond à un équilibre. Si elle peut évoluer dans le temps, la position d’équilibre est stable à chaque instant. La modélisation absorbe les petites variations. A une baisse des cours, on répond par une légère modification des taux d’intérêt ; à une légère baisse de consommation correspond un léger ajustement... tant qu’on ne s’éloigne pas trop de la position d’équilibre, les équations du modèle restent valables, et les mécanismes autorégulateurs (le propre d’un équilibre stable) ramènent cet équilibre à sa position initiale. Mais que se passe-t-il lorsque l’on s’éloigne brusquement, et de beaucoup, de la position d’équilibre ? Très simple : on sort du modèle scientifique, et les belles équations ne correspondent plus à rien. C’est le krach boursier, et la belle construction intellectuelle n’a plus de réponse : « les marchés adoptent un comportement irrationnel ».

Gérer l’incertitude

Ce qui nous amène à une autre caractéristique du modèle scientifique : comment gère-t-il l’incertitude ? Dans les sciences expérimentales, on travaille d’abord dans un environnement protégé (le laboratoire), et pour l’application sur le terrain, on introduit un certain nombre de variables d’ajustement, permettant de gérer le risque (on construit un immeuble plus solide selon l’endroit, un tunnel doit résister à une explosion non prévue...). Bonne nouvelle, le modèle de l’équilibre général est censé intégrer cette incertitude. Les monnaies servent d’outils correcteurs dans l’équilibre des prix, les entreprises se « couvrent » en prenant des positions contradictoires sur les marchés financiers, en quelque sorte des assurances sur l’imprévu. Mais voilà, les monnaies ne peuvent plus jouer ce rôle protecteur, elles sont devenues des bien qui s’échangent, comme les autres biens. Quant aux assurances financières, elles sont devenues elles aussi des biens qui s’échangent (les « produits dérivés »), et sont parmi les principaux éléments de l’activité spéculative. En somme, les éléments stabilisateurs sont devenus des éléments déstabilisateurs : à l’origine des plus graves déséquilibres (krachs), on trouve désormais toujours une crise des monnaies ou des produits dérivés. Le système ne sait pas gérer l’incertitude (comme l’a prouvé le récent krach).

Chercher d’autres modèles

Toujours selon les libéraux, leur modèle est le seul. En gros, c’est ça ou le goulag ! Pourtant la recherche scientifique ne se construit pas comme une avancée uniforme de la pensée, une construction unique visant vers un but ultime. Au contraire, elle avance par l’erreur, la contradiction, le contre-exemple. Lorsqu’une théorie scientifique est posée comme définitive et absolue, on sort du cadre scientifique pour tomber dans le dogme.

Longtemps on a pu prétendre à la concurrence scientifique entre deux modèles : le libre-échange et le marxisme. Cela a certainement justifié l’unicité du modèle de l’équilibre général au sein du monde capitaliste : la recherche économique toute entière est allée dans le même sens, celui du perfectionnement du modèle établi, face au communisme. Résultat, il n’y aurait plus aujourd’hui qu’une seule vérité économique. Mais prétendre qu’il n’existe qu’un seul modèle scientifique est par essence contraire à l’esprit scientifique ; si l’économie est une science, on ne peut se contenter d’un seul modèle.

Aujourd’hui d’autres modèles sont proposés (voir le récent « Manière de voir » du Monde diplomatique, qui propose de nombreuses pistes), il est ridicule de les rejeter pour faute d’utopie, de néo-trotskisme ou je ne sais quelle autre imbécillité. A moins que l’« économie réelle » et le libéralisme ne relèvent pas de la science, mais de la religion... Pas possible !

Lire aussi :