Le Scarabée
Masquer la pub

Les connards sauvages

par ARNO*
mise en ligne : 25 avril 1997
 

Les juges flinguent la mémoire de Bernard Blier... et les publicitaires violent le cadavre.

L’affaire est totalement anecdotique, pourtant il me semble intéressant de s’y arrêter un instant. C’est l’occasion, encore une fois, de constater l’immunité accordée à la publicité, la façon dont elle recycle et dénature les valeurs et les idées, le peu de cas qu’elle fait du respect des individus, et à l’inverse l’image qu’elle s’est elle-même construite.

En mai 1995, la BNP nous assène une campagne de pub basée sur le détournement d’images de grands classiques du cinéma français. Entre autres, des extraits des Tontons flingueurs et de Faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages utilisés pour vanter les bienfaits de tel ou tel prêt banquaire. Bernard Blier (une de ces bouilles incontournables du septième art) devient, bien malgré lui, le « con de service » (pour le compte-service, involontaire jeu de mot lancé par les pubs radiophoniques d’une autre banque).

Bernard Blier est bel et bien mort et, simple acteur, il n’a aucun droit sur l’utilisation de ces films. Mais ses enfants, Bertrand et Brigitte Blier, réagissent à cette utilisation mercantile de l’image de leur père. Leur demande est clairement désintéressée, puisqu’ils ne demandent que le franc symbolique et la suppression des publicités.

Un an après (le 23 avril 1997), ils sont finalement déboutés par le tribunal de grande instance de Paris. Arguments des juges : l’interprétation personnelle de Bernard Blier n’est pas dénaturée par les manipulations techniques des extraits de films ; mieux, les publicités rendent actuels et populaires ces grands films. Petite vacherie en guise de conclusion : « leur destination commerciale n’est pas plus dévalorisante que la campagne vantant les mérites d’une grande marque de camembert à laquelle Bernard Blier a été associé à trois reprises ».

Je ne crois pas être le seul à avoir été méchamment étonné par l’image de Bernard Blier réutilisée pour vanter les mérites d’une banque, comme je le suis régulièrement par l’utilisation de Imagine de Lennon pour une assurance. Certes le visage rondouillard de Blier s’était déjà prêté à des publicités pour un calendos (avec son art consommé du second degré). Il le fit volontairement, bien conscient de l’utilisation de son image. Peut-on en revanche imaginer une seule seconde qu’il signa pour les Tontons en pensant y faire de la pub ?

Il ne s’agit pourtant pas d’argent. Il s’agit de principe. Un acteur croit participer à une oeuvre artistique, il se retrouve post mortem dans une pub. L’argument selon lequel Blier avait déjà fait de la pub (alors un peu plus, un peu moins...) tient donc du foutage de gueule.

La publicité pour la BNP rend « actuels et populaires » ces grands classiques ? Délire total ! On remarque d’abord que la pub ne vantait pas les mérites des films (leur nom n’apparaît nulle part), mais bien ceux d’une banque. Au contraire donc, des films « actuels et populaires » (malgré leur âge) sont utilisés pour donner à un établissement banquaire une image « actuelle et populaire » ; n’inversons pas les rôles ! La pub ne créé pas une culture, elle la dénature à son seul profit.

Et pour finir on nous dit que Bernart Blier ne méride pas le respect, parce qu’il a fait de la publicité pour le camembert. C’est étonnant : une pub détournée pour la BNP, cela rend une oeuvre « actuelle et populaire », une pub pour le camembert, c’est « dévalorisant ». Faudrait savoir ! (Et à choisir, je préfère une soirée avec un calendos et du pain qu’avec un banquier...)

Il devient urgent de s’interroger sur la publicité, et cette affaire aurait permis de le faire. Mais nos juges ont tranché : ils ont succombé, sans difficulté, aux arguments du discours omniprésent des publicitaires (discours lui-même diffusé par la pub — l’une des activités de la publicité est de s’auto-justifier). C’est non seulement affligeant, c’est inquiétant.

On peut donc utiliser l’image d’un acteur mort à des fins mercantiles sans son accord (franchement, ça ne tient pas la route deux secondes). Et pour le justifier, on nous apprend que tronçonner une oeuvre permet de la rendre accessible... accessible aux cons incultes et abreuvés de clips speedés. Si démocratiser la culture, c’est transformer en slogan des longs-métrages, on est mal partis.

Lire aussi :