Le Scarabée
Masquer la pub

Mort du paysan-poète Ignacio Radiguet

par Raoul Bilbao
mise en ligne : 11 septembre 2003
 

Le dernier géant de la littérature du Honduras s’est éteint cet été à Tegucigalpa. Il n’est ni étonnant ni indifférent que la grande presse bourgeoise ne lui ait consacré le moindre entrefilet nécrologique. La vie d’Ignacio Radiguet, en effet, échappe presque totalement aux réductions ethniques, linguistiques, sociales et politiques qui permettent au journalisme de comprendre le monde.

L’auteur de ces lignes s’autorisera donc ici à corriger cette injustice, et le lecteur voudra bien lui pardonner cette audace. La légitimité de cette intervention, je la tire de trois événements certes contradictoires mais non sans importance :

  • je suis moi-même journaliste de profession,
  • je suis, à ma connaissance, l’unique correspondant européen du cher maître disparu depuis les terribles événements de 1969,
  • je participe activement au mouvement des « intellos précaires », ce qui m’autorise donc à écrire n’importe quoi sur n’importe quel sujet, du moment que cela paie mon loyer.

Une courte enquête dans le monde de la critique littéraire parisiano-centrée permet de lever le voile sur les raisons réelles de l’occultation proprement sidérante dont la disparition de l’illustre auteur a fait l’objet.

 Le spécialiste des auteurs d’Amérique Latine du supplément littéraire du Monde m’a avoué avoir renoncé à traiter ce sujet suite à un conflit interne à la rédaction du quotidien vespéral : une partie de la rédaction considérait que les habitants du Honduras étaient les « hondurassiens », une autre qu’il s’agissait des « honduris », et lui-même soutenait que Honduras se trouvait quelque part entre Pau et la frontière du pays basque espagnol.

 À Libération, on m’indiqua qu’il était hors de question d’évoquer un auteur mort dans un tube de dentifrice. Je leur ai vigoureusement fait savoir qu’une telle pratique était indigne d’un quotidien autogéré sur les bases du socialisme réel, et que, non, « Tegucigalpa » n’est pas un dentifrice qui soigne la gingivite.

 Seul le Monde diplomatique, le mensuel de l’alter-gauche, s’est fendu d’une double page extrêmement laudative sur le grand homme. Cependant, suite à une erreur de prononciation lors d’un échange téléphonique, l’universitaire chargé de la rédaction de la notice nécrologique nous indique que « Igniacio Radiguet fut l’un des plus brillants et influents intellectuels du XXe siècle » et qu’il « assuma courageusement, jusqu’au dernier moment, sa tâche de directeur de notre journal ». On remarquera que, dans la logique de cette confusion, Jean-Marie Colombani ne s’est même pas dérangé pour envoyer un petit mot gentil aux proches de monsieur Ramonet.

 C’est vers l’internet qu’il faut se tourner pour en savoir plus ; une brève du réseau Indymedia souligne ainsi que « Iniassio Radigais a été le fère de lanse de la contestassion contre l’impérialisme américain » ; la notice bibliographique est suivie de plusieurs photographies de cadavres d’enfants palestiniens, accompagnées de la question : « Iniassio Radigais aurait-il accepté ça ? »

Ignacio Radiguet, cet inconnu célèbre

Né en 1934 à Santa Rosa di Copan, petite ville proche de la frontière que le Honduras partage avec le Guatemala, Ignacio Radiguet est d’origine métissée (Ladinos), issu d’une culture mélangeant des souches espagnoles et indiennes. On y trouve évidemment de nombreuses traces de la culture des Garifunas (mais était-il besoin de le préciser ?).

Issu de la petite paysannerie sans terres, il resta toute sa vie fidèle à son milieu et à sa langue, un créole mélangeant le yorouba, le français, l’espagnol, l’anglais et l’arawak. Il refusa d’ailleurs systématiquement que son œuvre fût traduite en d’autres langues. Mais le lecteur francophone pourra sans difficulté consulter les textes dans leur version d’origine, le créole hondurien étant très proche du créole vatican, que la facétie populaire a, de longue date, baptisé du surnom affectueux « latin de cuisine ».

Lui-même aimait se présenter comme un « paysan-poète ». Ce qu’il resta sa vie durant, en admettant qu’il ne pratiqua jamais par lui-même aucune des activités définissant le métier de paysan. Déjà, Ignacio Radiguet échappe aux catégorisations si pratiques de la pensée bourgeoise.

L’autre titre qu’il se plaisait à se donner fut d’ailleurs repris dans la chanson du célèbre groupe altermondialiste, sataniste et nécrophile dont le nom est désormais interdit, sous le titre « Au Sombrero de l’Amer » (Barclay, 1989). Là encore, l’auteur brouille les pistes pour échapper aux catégories typiques des petits-bourgeois, puisqu’il trouvait que le port du sombrero ne lui convenait pas du tout.

Il se rendit célèbre en forgeant très tôt l’expression « tisser du lien social », dans son fameux pamphlet Las barricadas symbolicas (Editiones del realismo socialisto, New York, 1956) : « Las barricadas del spirito seran renversado, par la simpla applicacion del principio fundamental de la functiona primera del populo, que es de tissare el linko sociale. » On notera, à travers ce court extrait, la beauté d’une langue simple et rustre, efficace et directe.

Une autre contradiction d’Ignacio Radiguet, toujours dans le but revendiqué d’échapper aux classifications simplistes, consistait à écrire dans une langue utilisée uniquement par une population totalement analphabète, alors même que ses lecteurs potentiels (les grands propriétaires terriens soutenus par les américains de la United Fruit) se font un devoir de ne pas la comprendre.

La subversion par la sous-culture

La grande œuvre du maître Radiguet, évidemment totalement incomprise des cercles littéraires traditionnels, fut Las Bordelas del Spirito (Editiones popularios por un marxismus-leninismus applicado alla libercion del proletarios, Los Angeles, 1964), publié sous la forme apparente d’un petit roman de gare.

L’ouvrage adopte la forme totalement anecdotique d’un roman pornographique. En première lecture, on n’y trouve qu’une succession de scènes graveleuses et répétitives, bourrées de fautes d’orthographe. Mais la dernière phrase du livre, à la tonalité énigmatique, suggère au lecteur que ces « fautes » ne sont pas totalement fortuites. Reprenant la lecture ab initio, on découvre ainsi qu’il s’agit de subtiles jeux de mots introduisant des distorsions complètes du champ sémantique et que chaque scénette pornographique contient, de façon totalement occultée, mais révélée par les « fautes » d’orthographe, une dénonciation subversive de la société hondurienne.

Ainsi, le terme « double-pénétration », privé du « r », évoque irrémédiablement, dans le créole si particulier des Ladinas, et à la condition de le prononcer avec l’accent extrêmement guttural de la région de Santa Rosa di Copan, un autre terme qui désigne, lui, la souffrance de la petite paysannerie, exploitée par les grands propriétaires américanophiles et ignorée par la ligne officielle d’un parti communiste local basé sur la promotion d’un prolétariat ouvrier totalement inexistant dans ce pays.

Jeux de miroirs et de labyrinthes

L’autre œuvre incontournable d’Ignacio Radiguet est El miror que se prenado por dios (Editiones autogerado por la collectivisacion del moyennes de producion, Miami, 1974).

Cette fois, la beauté et la simplicité rustique de la langue ladinas sont mises au service d’un conte philosophique étonnant. L’anecdote est la description d’un livre imaginaire dont l’auteur raconterait l’histoire d’un miroir qui prend conscience de sa propre existence. Le miroir, doué du pouvoir de multiplier les hommes qui s’y mirent, mais dont l’existence n’est justifiée que par la présence de ces hommes, devient une métaphore marxiste de l’idée de dieu. Finalement, installé dans un labyrinthe lui-même constitué de miroirs, celui-ci sombre dans la folie et meurt.

Le livre fut salué comme un chef-d’œuvre par le New York Times, le Washington Post et le Courrier picard.

Faisant à nouveau voler en éclat les conventions du genre, Ignacio Radiguet expliqua par la suite que lui-même ne comprenait rigoureusement rien à son propre roman, et qu’il s’était bien foutu de la gueule du monde. Mise en abîme d’une mise en abîme : le miroir n’existait que par les reflets de la réalité, l’histoire du miroir n’existait que dans le livre d’un auteur inventé pour les besoins du roman initial, roman lui-même décrit par son auteur comme une escroquerie. La critique littéraire mondiale, est-il besoin de le préciser, ne digéra jamais cet affront.

La rupture avec le parti communiste hondurien

Il n’est pas intolérable d’avancer que l’occultation systématique de l’œuvre d’Ignacio Radiguet est, pour une large part, due à sa rupture, dès 1962, avec le parti communiste de son pays.

Les raisons politiques de cette rupture sont profondes, difficiles à exposer en quelques lignes à un public méconnaissant les fondements du rationalisme scientifique et la dialectique hégélienne, mais on rappellera ici que la compagne du maître, Maria Conchita del Toros, l’avait quitté pour finalement épouser le leader du mouvement communiste hondurien, le cardiologue John Badaham-Carter.

Dès lors, l’œuvre de Radiguet emprunta les voies d’une subversion plus subtile et plus littéraire. Ainsi il soutint le coup d’état du colonel Oswaldo Lopez Arellano en 1963, puis le nouveau régime du colonel Juan Alberto Melgar Castro en 1975, puis celui du colonel Policarpo Paz García en 1978. En 1985, il se réjouit publiquement de l’élection de José Simón Azcona Hoyo et son remplacement en 1989 par le conservateur Rafael Leonardo Callejas.

Évidemment, les partis communistes inféodés à Moscou ne manquèrent pas cette occasion de l’accuser de soutien à l’impérialisme américain et à la réaction. Surtout lorsque Radiguet, lors des événements tragiques de la guerre de 1969 contre le Salvador, accepta la charge de censeur officiel du régime.

C’est, là encore, ignorer sciemment le travail de subversion, certes totalement imperceptible et occulte, qu’il effectua à ce poste. Et cela au risque de nuire au confort matériel que lui apportait sa nouvelle position officielle.

Une preuve, une fois encore, de l’intelligence politique du grand homme : son action subversive fut si efficace que personne, y compris parmi les nombreux intellectuels qui s’étaient mis au service du régime - jamais, de leur part, pour des raisons autres que le soutien plein et entier à ce régime -, personne ne découvrit ni ne soupçonna son double jeu.

Lire aussi :