Le Scarabée
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Où est passé le huitième corridor ?

par ARNO*
mise en ligne : 7 juin 1999
 

Je vous le donne en mille : le huitième corridor passe par Skopje, en Macédoine, à quelques kilomètres du Kosovo. Pourquoi n’en n’avons-nous jamais entendu parler ?

On n’a pas cessé de nous le répéter : l’action de l’OTAN au Kosovo n’est pas légitimée par le droit international, mais par notre statut de démocraties et notre volonté de faire respecter une idée supérieure à ce droit international, les droits de l’Homme. Si l’OTAN a agit hors de tout mandat de l’ONU, c’est pour contourner les réticences de certains membres du conseil de sécurité. En France, le gouvernement a bousculé la constitution (seule l’Assemblée nationale peut déclarer une guerre), parce que ça n’est pas une guerre « classique ». Et nos médias de gloser sur un nouvel ordre mondial, plus juste, où les droits de l’Homme priment sur le strict droit international, où le droit d’ingérence s’appliquerait désormais, légitimé par la sagesse des démocraties et l’avènement du Tribunal international.

Tout cela est certainement admirable, et représente un progrès certain pour l’humanité. Que les tyrans ne puissent plus se retrancher derrière le droit international (« je fais ce que je veux à l’intérieur de mes frontières ») pour massacrer est une bonne chose. (Le prochain pas serait que les multinationales ne puissent plus se retrancher derrière le droit de propriété et la libre concurrence pour massacrer la planète, mais faut pas rêver...)

Ainsi la légitimité de l’intervention au Kosovo vient de notre position de démocratie luttant contre la barbarie. C’est en tout cas ce que l’on nous raconte à longueur de temps d’antenne, et c’est la seule chose qui rende légitime l’action militaire hors du cadre de l’ONU.

Mais pour cela, il faut que nous soyons des démocraties. Et c’est là la question. Est-ce bien selon la volonté des peuples, et sous leur contrôle, que l’OTAN a agit ? Ou bien nos armées ont-elles pratiqué la désinformation, la manipulation et la démagogie, pour échapper à notre contrôle ? Même si ça n’a jamais paru évident aux yeux des troufions, il faut rappeler que les démocraties ne peuvent combattre les dictatures en utilisant les mêmes armes qu’elles (torture, représailles sur les civils, armes prohibées par les conventions internationales, etc.), sauf à y perdre toute légitimité. A quoi bon lutter contre le totalitarisme si, pour ce faire, on utilise les mêmes procédés ? Mentir, désinformer, manipuler l’opinion publique sont clairement des procédés totalitaires puisque, en déformant l’information du peuple, on lui interdit d’exercer librement son jugement.

Après ce long préambule, voici donc la question qui m’intéresse ici : puisque nous vivons en démocratie, que nous nous permettons de bombarder des télévisions et des radios, de tuer des journalistes (coupables de faire de la propagande, et nous de l’information), pourquoi n’avons-nous jamais entendu parler des corridors VIII, X, IV et « dalmatien » ? Pourquoi ces projets, qui sont au coeur des politiques de tous les pays des balkans, qui concernent directement le développement économique de l’Europe, nous ont-ils été cachés ? Pourquoi cet élément vital, dans la décision des peuples à entrer en guerre, a-t-il été occulté ?

Que sont donc ces corridors ?

Pour clarifier la situation, je vous propose le plan ci-dessous, pour vous aider à repérer les différentes localisations des tracés.

corridor8

Le corridor VIII relie le port albanais de Durres à Varna (Bulgarie) via Tirana, Kaftan, Skopje, Deve Bair, Sofia, Plovdiv et Burgas.

Le corridor IV joint Dresde (Allemagne) à Istanbul (Turquie) en passant par Prague, Bratislava, Gjor, Budapest, Arad, Krajova, Sofia et Plovdiv. Des embranchements relient Nuremberg, Vienne, Bucarest et Constanca au tronçon principal.

Le corridor X traverse Salzbourg (Autriche), Ljubljana, Zagreb, Belgrade, Nis, Skopje, Veles et Thessalonique (Grèce). Des embranchements relient Graz, Maribor, Sofia, Bitola, Florina, Igoumenitza au tronçon principal.

Ces trois corridors de transport pan-européen (Pan-European Transport Corridors) font partie d’un projet plus global visant au développement des anciens pays du bloc soviétique, et à leur intégration à l’économie européenne. Au total, ce projet représente 18 000 kilomètres de routes, 20 000 kilomètres de lignes ferroviaires, 38 aéroports, 13 ports maritimes, 49 ports fluviaux. Le budget estimé, d’ici l’année 2015, est de 90 milliards d’euros. La seule partie concernant les Balkans est estimée à 10,5 milliards d’euros. (Il s’agit ici d’estimations basses : les projets de développement à l’est sont répartis, au niveau européen, en de nombreux chapitres, et il est difficile d’en tirer rapidement vue globale ; de plus, cela concerne uniquement la partie financée par l’Union européenne, sans compter les Américains, très impliqués, les Turques, ainsi que divers fonds privés ; ces chiffres sont donc certainement sous-évalués de beaucoup.) Ces chiffres sont éloquents : on parle ici de travaux pharaoniques à l’échelle d’un continent. En termes politiques, sociaux, économiques, il s’agit d’un des principaux projets de développement en Europe.

Evoquons, de plus, le projet grec de corridor « dalmatien », reliant le port italien de Trieste à la ville d’Igoumenista (Grèce), longeant la côte via l’Albanie, la Yougoslavie, la Bosnie et la Croatie, projet proposé à la mi-98, estimé à 3 milliards de dollars.

corridor2

Pour finir, il faut parler d’un autre projet similaire aux corridors pan-européens, cette fois dans le Caucase et en Asie centrale, le programme TRACECA, lui aussi à l’échelle d’un continent. Son intérêt repose, pour l’économie occidentale, sur la jonction entre ce projet et l’Europe (« It had been recognised that one the weaknesses of the TRACECA route, in the context of the EU Tacis programme, was the lack of linkage between the western end and the European market », remarque formulé à Helsinky en 1997) ; ce lien repose donc sur les corridors IV et VIII, via le port de Varna.

Ainsi les projets de développement des vingt prochaines années du continent européen reposent sur la réalisation de corridors traversant les Balkans. Sur le plan, vous remarquerez que le noeud central reliant les corridors VIII, X et IV est un triangle formé par Nis, Skopje et Sofia, dont le centre géographique se situe en plein Kosovo.

Une instabilité persistante du Kosovo, de la Serbie et, de fait, de l’Albanie et de la Macédoine, serait fatale à l’un des plus importants projets humains en cours. Ah oui, j’oubliais : les débuts des travaux sont prévus pour... maintenant (les financements du corridor VIII sont quasiment bouclés, les études européennes représentent déjà des dizaines de millions d’euros, de nombreux tronçons sont en cours de réalisation).

Alors pourquoi avoir totalement occulté l’importance économique de ce conflit ? Les démocraties sont-elles si faibles qu’il faille un alibi purement humanitaire, l’argument du développement humain de tout un continent serait-il apparu, à nos yeux, moins légitime ? Pourquoi présenter les travaux qui commencent en ce moment en Albanie comme une « reconstruction » et un soutien pour « bons et loyaux services », alors qu’il ne s’agit que du début du corridor VIII, conçu et financé de longue date ? Pourquoi dire : « si les Serbes veulent des crédits pour leur reconstruction, ils doivent se débarrasser de Milosevic », alors qu’en réalité, « nous avons besoin, pour notre propre développement, de construire des infrastructures en Serbie et, pour en assurer la viabilité, nous devons nous débarrasser de Milosevic » (c’est le problème exactement inverse) ?

J’insiste : pourquoi nous a-t-on expliqué que cette région n’avait aucun intérêt économique (on nous a bien dit qu’il n’y avait pas de pétrole, preuve que nos intentions étaient plus pures qu’en Irak), pourquoi ne nous a-t-on jamais parlé du huitième corridor (que la presse albanaise qualifie de « célèbre corridor 8 »), pourquoi avoir totalement occulté le projet de transport pan-européen (que tous les gouvernements de la région placent au centre de leurs décisions économiques) ?

Est-ce qu’on ne nous prendrait pas un peu pour des cons ?

Voici quelques unes de mes sources.

 Union européenne

Le serveur de l’Union européenne contient une tripotée de documents concernant les corridors. Utilisez le moteur de recherche du site, avec les mots-clé « Corridor VIII », « pan-european transport corridors », « transport network »... Malheureusement, deux documents essentiels y sont introuvables : le compte-rendu de la conférence d’Helsinky en 1997, qui a validé le concept de corridors, ainsi que la brochure publiée par la DG Transports, décrivant les neufs corridors (non publiée en ligne ?), dont le résumé précise :

« Cette brochure vise à illustrer neuf corridors de transport à longue distance en Europe orientale. Ces corridors ont été considérés comme
des priorités pour le développement des infrastructures lors de la seconde Conférence paneuropéenne des transports, qui s’est tenue en
Crète en 1994. Cette brochure contient une description actualisée de chacun de ces corridors, les dates estimées pour la réalisation de ces
améliorations à apporter aux infrastructures (entre 2010 et 2015), ainsi qu’une estimation des coûts (entre 50 et 70 milliards d’ECU).
 »

On lira la déclaration du DG VII (transports) en mars 1998 à Amsterdam :

« Nothing symbolises or serves the
integration of Europe better than the physical linking of transport systems and nothing is more important for the development of applicant
countries than the achievement of efficient infrastructures.
 »

On pourra encore se reporter à la page du programme PHARE, où l’on trouvera une description d’une partie des projets en Albanie, ainsi qu’un chapitre consacré au programme TRACECA.

Voir aussi la page consacrée aux Réseaux transeuropéens où, dans l’article consacré à la
Connexion des réseaux de transport aux réseaux des pays tiers, on pourra lire :

« Du point de vue des réseaux de transport, l’ex-Yougoslavie ne se distingue
pas des autres PECO. Elle est au centre des efforts de l’Union visant à promouvoir la coopération à l’échelle régionale et européenne.
 »

 CEI

Le site de la Central european initiative (émanation de la Banque européenne de reconstruction et de développement, BERD), présente divers projets de financement liés aux corridors pan-européens. Site assez bordélique, difficile d’y trouver l’info qu’on recherche ; j’ai trouvé cette réhabilitation de l’aéroport de Skopje...

 Bulgarian Foreign Investment Agency

On trouvera une description des travaux prévus autour des différents corridors pan-européens qui concernent la Bulgarie. La navigation sur le site est un peu rustique : cliquez en bas de page sur « Next » pour accéder successivement aux différents corridors.

 Ventpils Free Port

On trouvera là un plan des corridors du nord de l’Europe. La carte s’arrête au sud au niveau de Sofia, il manque donc la majeure partie du corridor 8.

 Balkan media & policy monitor

L’excellent site MediaFilter (consacré à l’information tactique), publie un article albanais évoquant le corridor « dalmatien » et l’avancement du corridor VIII.

 Réseau voltaire

Dans son journal de la guerre au Kosovo, le Réseau Voltaire évoque souvent le Corridor VIII. C’est d’ailleurs là que je l’ai découvert.

 Albanian Telegraphic Agency (ATA)

Les dépêches de cette agence de presse albanaise vous tiendront au courant des travaux en cours du corridor VIII en Albanie.

Le 22 janvier 1999, déclaration du président albanais Rexhep Meidani (où, au passage, je découvre un projet de gazoduc passant par Skopje !) :

« He considered as a priority the exploitation of the economic potentials and especially the work for strategic links such as the Corridor 8
and Burgas-Skopje-Vlore gas pipeline.
 »

Le 9 février, le gouvernement albanais poursuit le dédommagement des terres traversées par le corridor. Les travaux du segment Durres-Rrogozhine, long de 38 km, ont débuté en mars 1998 et sont prévus pour une durée de 24 mois. Financé à hauteur de 20 millions d’Euros par le programme européen PHARE.

Le 12 février, début des travaux du tronçon Librazhd-Qukes.

Au hasard d’un article du 18 février, il est précisé (au cas où l’importance économique du corridor VIII pour les gouvernements de la région ne serait pas encore évident) :

« The beginning of the work of the new firm for clothes and of the work for the construction of the highway for Corridor 8 by the Macedonian
firm Mavrovo is expected to ease the problem of unemployment in Prrenjas, which numbers about 2300 unemployed people.
 »

Le 26 février, inauguration de la ligne de chemin de fer Tiran-Durresi, qui fait partie du corridor VIII. Réhabilitation réalisée par une entreprise italienne, financée par le gouvernement italien et la Banque mondiale.

Le premier avril, réunion à Washington :

« The meeting between the senior officials of Transport Ministries of Albania, Macedonia and
Bulgaria, hold last week in Washington, confirmed once again the common will of these countries and the complete support of the American
Government concerning eight corridor, to start in Durresi town.
 »

Le 16 avril, le SBDI accorde un prêt de 500 000 dollars à l’Albanie. Intéressante description du SBDI (South Balkan Development Initiative) :

« SBDI is undertaken by the American Government and it is initiated by American President himself. SBDI aims at accelerating of the process of
integration and economic development of this region to be passed through the transport of eight corridor.
 »

D’autres articles encore (je ne vous les cite pas tous, c’est assez répétitif) annoncent l’avancement des travaux et des dicussions entre Macédoniens et Albanais autour de cette question.

 Trade and Development Agency

L’agence américaine pour l’échange et le développement fait le point sur les services qu’elle propose au SBDI. Une occasion d’en savoir plus sur le SBDI.

 Deutsche Bahn AG

[Merci à Michael P. de m’avoir transmis ces informations.]

La Deutsche Bahn (l’équivalent allemand de notre SNCF) publie sur son site un dossier complet sur les Corridors de transport pan-européens (en anglais), en insistant bien sûr sur l’importance du rail dans ces projets. De nombreux plans (hideux...), des chiffres, et des liens intéressants vers plus d’informations sur les structures de financement.

 TRACECA.org [Merci au lecteur qui m’a transmis cette information]

L’un des enjeux du 8e corridor est de relier l’Europe occidentale au programme TRACECA de développement du Caucase. Ce site complet (et « officiel ») décrit l’ensemble du projet.

Lire aussi :