Le Scarabée
Masquer la pub

Où il est question d'un minou doué de la parole

par ARNO*
mise en ligne : 17 juillet 2003
 

Cinq heures du matin. J’ai des frissons, je claque des dents. Caro dort à côté de moi dans les draps bleus froissés. Son corps trempé de sueur luit sous les reflets de la lune. C’est l’insomnie, sommeil cassé. C’est plein de kleenex et de bouteilles vides. J’ai de quoi me remplir un dernier verre. « Clac ! » fait le verre en tombant sur le lino. Je me coupe la main en ramassant les morceaux. Je stérilise en versant directement le fond de tequila sur la plaie. L’alcool ça grise. Les murs dansent.

Je réalise alors ce qui m’a tiré de mon sommeil douloureux : quelqu’un parle doucement dans la chambre. Dans la lueur bleutée, je scrute la chambre. Je vais vomir. Il n’y a personne.

Pourtant, de plus en plus distinctement, j’entends chuchoter. Je me tourne vers Caro, elle dort allongée sur le dos. Hier on a picolé comme des désespérés, j’ai commencé à lui faire l’amour, et ensuite je ne sais plus trop. J’ai dû sombrer. Il faut que je gerbe. C’est sûr, on parle dans la chambre, et c’est du côté de Caro. Mais elle dort profondément.

Pourtant j’en suis certain, ça vient de Caro, comme si elle me parlait d’en-dedans. J’essaie de m’agenouiller à côté d’elle, mais toute notion d’équilibre m’est, à cette heure, totalement étrangère. Alors je vacille une fois à gauche, une fois à droite, et je pars carrément me vautrer sur la gauche, les pieds tordus sous le cul, la tête sur le ventre de Caro, l’oreille plaquée sur son mont de Vénus.

C’est comme ça que je découvre d’où ça vient, ce chuchotement.

Éa vient d’entre ses cuisses. Je me dresse maladroitement sur un coude, et je scrute dans la pénombre l’intérieur de ses jambes. Un sentiment d’horreur absolu m’envahit, car je découvre que ce qui est en train de me parler, c’est le sexe de Caro. Mon regard ne peut quitter ses petites lèvres qui bougent dans le noir, soulignées par les reflets lunaires. Il me faut quelques interminables secondes pour me ressaisir et, enfin, réagir. Je m’approche doucement de son minou, et je fais : « Allô ? »

Et là, je vois très nettement ses lèvres intimes articuler des mots, elles s’adressent directement à moi, plus fort, comme si elles avaient remarqué qu’elles ont réussi à capter mon attention. Le sexe de Caro m’interpelle : « Toquard ! » Interloqué, je réponds : « Pardon ? » Et le sexe reprend de plus belle : « Oui, toi. Toquard ! Minable ! Mauviette ! Abruti ! Incapable ! Incompétent ! »

J’ai le souffle coupé : « Mais, je... » Le sexe continue sans se laisser interrompre : « Espèce de nul ! Athlète du dimanche ! Sportif de mes deux ! Don Juan pitoyable ! Acrobate navrant ! Baiseur raté ! Niqueur déplorable ! Queutard ridicule ! »

Là-dessus, je sombre à nouveau dans un sommeil éthylique : « Oui, oh, ça va bien, hein. » Et avant de totalement comater, j’entends encore le sexe de Caro qui me lance : « Minus ! »

Rideau. [1]

Sept heures du mat’. Le soleil vient de se lever, c’est encore une belle journée. Avec Caro, on est heureux de se retrouver. Elle vient toujours au bon moment, avec son pain et ses croissants. J’ai la langue comme un édredon et une haleine à faire fuir un fennec. Je sirote un peu de café et ça manque de me faire dégueuler ; je regarde ma tasse, c’est une espèce de vague truc marronnasse indescriptible. Je geins : « C’est quoi cette merde ? » Caro m’explique : « C’est de la chicorée avec du lait en poudre, j’ai pensé que c’était bon pour ta gueule de bois. » Je demande : « Quoi, c’est la guerre ? Les Irakiens nous ont envahis pendant la nuit ? Tu vas pas aussi me faire bouffer des rutabagas, tant que tu y es ? » Mais Caro me surplombe d’un air autoritaire, debout à côté du lit. Alors je ferme ma gueule, je repousse le plateau et me lève. Sur le comptoir de la cuisine, j’attrape le sel en passant et en verse une grande rasade dans ma tasse. Tout en touillant la chicorée avec un doigt, je me rends dans la salle de bain. Une gorgée de l’infâme breuvage suffit à faire son effet, et je rends tripes et boyaux dans la cuvette.

Je sors de là rasséréné et, reposant le sel sur le comptoir, j’admets : « T’avais raison, c’est épatant pour la gueule de bois. »

Je m’installe à la table avec le plateau et attaque un croissant. Caro s’affaire à ramasser les kleenex qui jonchent le sol - je me demande bien ce qu’on a pu foutre avec des kleenex hier soir. P’têt parce qu’on salopait partout avec les tequila frappées, je sais pas trop. Encore une soirée « 37°2 » qu’a dégénéré.

Caro se balade dans la piaule fringuée à son habitude, dans le plus pur style « au naturel » [2], c’est-à-dire totalement à poil avec une paire de mules à talons hauts aux pieds. Elle s’accroupit savamment pour ramasser un kleenex sans tomber du haut de ses mules, elle se relève avec un swing du bassin, fait de minuscules pas vers un autre mouchoir et s’accroupit à nouveau. Même avec la tronche en bois que je tiens, son sens inné de l’équilibre me fout dans un état de concupiscence cosmoplanétaire. Éa doit être la même chose pour la cérémonie du thé chez les nippons.

Mais en m’absorbant dans la contemplation graveleuse pleine d’arrière-pensées du cul à ma Caro, ça me fait ressurgir d’un coup le souvenir terrifiant de l’épisode fantastique de la nuit. Tétanisé, j’avale une énorme bouchée de mon croissant sans mâcher pendant que, machinalement, je trempotte une tartine directement dans le beurrier. Finalement, je lâche : « Dis, Caro, je voudrais savoir un truc. Est-ce que je te satisfais... je veux dire... au lit ? »

Et là, Caro, qui est accroupie à ramasser encore des saloperies par terre, essaie de se retourner vivement sans se relever. Sa mule droite dérape sur la moquette (pourquoi j’ai dit « lino » cette nuit ? c’est pourtant bien de la moquette), entraînant le pied dans une grande ellipse verticale ; la jambe gauche se déplie brutalement et lui passe sous les fesses, éjectant la mule dont le talon vient se planter dans le mur derrière moi. Caro finit assise sur le cul, les jambes en équerre dépliées devant elle. En voyant sa petite chose ainsi écartelée, il me vient à l’idée que si ce truc avait des dents, je serais mort depuis belle lurette. Elle finit par demander : « Comment ça ? »

Comme je m’y connais en films de Catherine Breillat, je sais vach’tement bien analyser la psychologie du corps des femmes, la signification de leur langage corporel et tout le toutim. Je sais que sa chute, à Caro, c’est comme l’aveu d’une frustration inavouée et culpabilisante, genre ça symbolise l’aliénation dans lequelle le société bourgeoise elle enferme le corps de la femme. Même si j’ai déjà tout compris, je reformule néanmoins ma question : « Je veux dire, sexuellement, est-ce que je te satisfais, euh, sexuellement ? Pourquoi tu es avec moi, je veux dire ? »

Caro s’approche alors lentement de moi et me tient la main. Elle fait ça parce qu’elle sait que, quand je suis comme ça, si elle ne me tient pas la main, je me mets à pleurnicher. Éa m’arrive souvent au supermarché. « Mais parce que je t’aime, mon gros doudou. » D’accord il m’arrive parfois de pleurnicher devant le rayon des surgelés, mais je ne suis pas totalement débile ; pas crédule, j’insiste : « Oui mais, justement, je ne comprends pas comment une fille comme toi peut rester avec un type comme moi... »

Elle me sourit avec une infinie tendresse et tend la main pour me caresser la joue : « Tu es trop mignon. Hé bien voilà, pour commencer, je t’aime pour ça : tu ne te comportes jamais comme si j’étais acquise d’avance, comme si je t’appartenais, on dirait que tu cherches toujours à me séduire à nouveau à chaque fois. » Je la regardes par en dessous, en reniflant, comme un P’tit Gibus à qui on vient de pardonner d’avoir perdu ses boutons : « C’est vrai, tu le penses vraiment ? » Toujours en me tenant la main et me caressant le visage, elle s’accroupit tout près de moi : « Mais oui mon gros bêta. Et puis c’est aussi parce que... »

(Ami lecteur, tu me pardonneras de passer ici sous silence l’invraisemblable liste de qualificatifs tous plus flatteurs les uns que les autres que m’attribue, à ce moment, ma douce compagne ; cela pour ne point heurter ma légendaire modestie ni provoquer de féroce crise de jalousie de ta part. Je me contenterai donc de t’indiquer que les noms d’Einstein, Freud et Mozart sont évoqués...)

Me voyant quelque peu rassuré, Caro poursuit : « Mais faut aussi admettre que tu peux te montrer incroyablement péteux, vaniteux et autoritaire, d’une jalousie totalement imbécile, que tu es velléitaire au-delà de tout et qu’il est difficile de rencontrer quelqu’un affichant une lâcheté physique aussi totale. Il faut souvent supporter ton bavardage maladif, ton intolérable et intolérante prétention intellectuelle, ta maniaquerie dans l’inutile et ton incompétence profonde dans tout ce qui est utile. » Elle réfléchit un instant, et conclut : « Et tes blagues foireuses. » Elle réfléchit encore un petit moment, et ajoute : « Oui, et euh, c’est pour tout cela que je t’aime... » Et elle me fait un petit bisou tout mignon pour faire passer la pillule.

Rapidement, je fais de tête la soustraction de mes qualités par mes défauts et, même si ça me donne le vertige tellement le résultat est négatif, je remets le sujet qui fâche sur le tapis : « D’accord, mais pour le sexe ? »

Caro s’assied en face de moi, et me parle lentement en articulant chaque syllabe, comme on explique une chose sérieuse à un élève difficile à la détente : « Pour le sexe, c’est très bien. C’est même mieux que bien, c’est vraiment très bien. » Elle me laisse de temps d’intégrer l’information. Puis elle ajoute, mutine : « ...en général. »

C’est quoi, déjà, le nom de cette torture où l’on fait passer le supplicié d’un bassin d’eau bouillante à un bassin d’eau glacée ? Ah oui : le sauna.

Maintenant elle rit franchement : « Ben oui, parce que quand tu as bu, c’est tragique. Dans ces cas-là, tu oscilles entre l’archi-mauvais et le pitoyable. »

Ce soir-là, je bois du Tang et du sirop d’orgeat. Nous faisons l’amour tôt dans la soirée ; je suis affreusement studieux et appliqué, mais elle a le bon goût de faire semblant de jouir deux fois.

Dodo.

Il est cinq heures, le Cap d’Agde s’éveille. Je suis le dauphin de la place Dauphine, et la place Blanche a mauvaise mine. Les camions sont pleins de lait, les balayeurs sont pleins de balais. J’angoisse affreusement dans la pénombre bleutée. Les traversins sont écrasés, les amoureux sont fatigués.

Je me tourne vers Caro. Elle dort sur le ventre, tendre et belle. Je me dégage de son bras et, lentement, je me redresse pour approcher ma tête de ses fesses. Là, tout doucement, je m’adresse à son gentil petit cul : « Et toi, tu n’as rien à me dire ? »

[1Si vous ne savez pas quoi bouquiner pendant l’été, lisez les bonnes feuilles du récit que Francis Leroi fait du tournage de son film Le sexe qui parle.

[2En français dans le texte.

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