Le Scarabée
Masquer la pub

Vae victis !

par ARNO*
mise en ligne : 26 septembre 1999
Traduction : Vae Victis
 

Le malheur des vaincus comme meilleur gage de stabilité du nouvel ordre mondial.

« Dans un cimetière, autant que je sache, on ne dialogue pas. »

Milenko Karan, intellectuel serbe,
prévoyant le « carnage » du Kosovo

Au Timor, comme auparavant en Ex-Yougoslavie ou au Rwanda, les valeureux soldats de la paix dépêchés par la communauté internationale vont donc compter les cadavres, protéger les charniers, enterrer les morts. Aujourd’hui, le parallèle est explicite, un génocide, c’est comme un tremblement de terre : imprévisible, soudain, inattendu. La terre tremble pendant la nuit, et tout ce qu’on peut faire, c’est envoyer le lendemain des spécialistes pour enterrer les victimes et éviter les épidémies.

On se demande à quoi servent les sciences humaines, les spécialistes des relations internationales, les services secrets, les observateurs des Nations Unies et tout notre beau système d’information planétaire puisque, à chaque fois que des peuples se font découper en rondelles (l’unité de calcul étant la dizaine de milliers de victimes), nous semblons tomber des nues.

Et si, finalement, l’ordre mondial établi à la fin de la deuxième guerre mondiale n’était pas celui de la paix, de la démocratie, des droits de l’Homme, mais plus prosaïquement celui de l’Ordre ? Le monde, plus barbare que jamais (a-t-on autant massacré qu’au XXe siècle ?), aurait renoncé à l’espoir et au progrès humain pour se consacrer à la stabilité.

Initialement, l’ordre mondial fut forgé non par la défaite de l’Allemagne et du Japon, mais par la punition exemplaire de leurs peuples. L’équilibre des grandes puissances est issu des massacres perpétrés alors que la victoire était acquise : Dresde rasée par les Anglais en février 1945 (35 000 morts - relisez Abattoir 5), la réponse soviétique par le laminage de Berlin, et enfin la suprématie américaine par Hiroshima (140 000 morts) et Nagasaki (70 000 morts) en août 1945. On peut toujours répondre par la responsabilité allemande et japonaise de la guerre, les camps de concentration, les millions de morts, mais le massacre de populations civiles est-il la meilleure expression de la justice ? Malheur aux vaincus. La démonstration de la supériorité miliaire absolue comme meilleur gage de la stabilité.

Aujourd’hui, l’équilibre de la terreur thermonucléaire étant rompu, la stabilité repose sur de nouveaux principes, dont le premier est la pureté ethnique : les guerres des Balkans sont largement dues aux nouvelles théories géopolitiques des grandes puissances, l’Ethnopolitik des Allemands, le Choc des civilisations pour les Américains (tel que décrit, en particulier, par Samuel Huntington dans « The Clash of Civilisations », Foreign Affairs, vol. 72, no. 73, 1993). Ces théories mériteraient un long développement, mais pour simplifier à l’extrême, elles reposent sur l’idée que les peuples ne peuvent vivre ensemble (l’origine ethnique et religieuse définissant la notion de peuple et non plus, comme dans les idéaux issus de la Révolution française, la Raison et le Contrat social), ils peuvent au mieux coexister les uns à côté des autres, l’apartheid mondial et le rapport de force devenant les garants de la stabilité.

De fait, le génocide et le massacre sont les expressions les plus abouties du nouvel ordre mondial : l’épuration ethnique et le déplacement de population répondent, d’une manière certes expéditive, de la manière la plus rapide, définitive et simple au besoin de stabilité des grandes puissances. Les droits de l’Homme, la coexistence pacifique des peuples et la démocratie, à l’inverse, c’est long, compliqué et... coûteux (c’est, surtout, un perpétuel recommencement).

D’autant plus que l’ordre mondial doit servir les intérêts des grandes multinationales (des fruits et légumes en Amérique du sud, du pétrole en Afrique, de l’industrie en Asie), multinationales qui préfèrent la stabilité au changement, la répression au progrès humain. Pour expliquer le soutien de la France au régime de Juvénal Habyarimana au Rwanda, Roland Dumas expliquait que, s’il n’était pas un modèle de vertu, grâce à lui le Rwanda était un pays stable. Là encore, la communauté internationale laissa faire le massacre et n’intervint qu’après coup (pour se donner bonne conscience ou pour éviter l’instabilité de toute la région ?).

En Bosnie, l’épisode de Srebrenica a montré la détermination occidentale à ne pas protéger la mixité ethnique, et la guerre fut résolue par le découpage en territoires ethniquement purs, au prix de massacres et de déplacements de population.

Malgré le prétendu discours humanitaire, l’ordre mondial repose toujours sur le malheur des vaincus. Intervenir trop tard, comme s’en plaignent hypocritement nos responsables, n’est pas une fatalité, mais une volonté délibérée de résoudre durablement (voir définitivement, lorsque le pogrom est total) et à peu de frais les rapports entre populations. Un bon gros massacre, et voici l’équilibre ethnique (voire la pureté ethnique), base des théories géopolitiques des grandes puissances, rétabli. (Notez que j’ai volontairement omis d’utiliser ici des guillemets, il me semble que le caractère éminemment raciste de l’Ethnopolitik et du Choc des civilisations est assez explicite...)

Demain (si un jour, réellement, nous allons vers un monde humaniste), il faudra écrire le Livre noir de cet ordre mondial barbare qui sacrifie les peuples à son désir de stabilité. La stabilité à tout prix, voilà la définition exacte d’un système réactionnaire.

Lire aussi :