Le Scarabée
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Violemment Européen

par ARNO*
mise en ligne : 17 février 1997
 

Vite, une Europe humaine !

Je suis profondément européen. Non : je suis même violemment, vicéralement européen. Violemment ? Oui, parce que ces bas du front qui pullulent, même au sommet de l’Etat, qui ne perdent pas une occasion de dire que les anglais sont des prétentieux efféminés, les allemdans des robots disciplinés et nostalgiques du Reich, les espagnols des fainéants sympathiques, les portugais des femmes de ménage voleuses, les italiens des beaux parleurs véléhitaires et les nordiques de gentils bÉufs hippies et drogués, me foutent hors de moi. On en croise partout, de ces crétins intarissables sur les tares de nos voisins, insupportables de connerie, de fierté nationale (nationaliste) mal placée. Pourtant l’Europe qu’on nous construit, qu’on nous promet, ne me plaît pas plus que ça : j’y adhère avec mollesse car, n’est-ce pas, je préfère un peu de cette Europe en attendant mieux, plutôt que pas d’Europe du tout.

Et j’ai même la prétention de croire que je partage ce sentiment avec une majorité d’Européens : la fierté et le bonheur d’être ensemble, différents et proches, mais profondément déçus par l’Union Européenne.

Européen ? Pardi, c’est tellement évident ! Des siècles de culture commune enrichie par nos identités propres ont fondé une véritable et tangible culture européenne. Il suffit de voyager un peu pour comprendre que l’Angleterre et la France sont bien plus proches que, par exemple, l’Angleterre et les Etats-Unis, ou même la France et le Québec (pourtant déjà proches, et heureusement). Il n’y a qu’à voir à quel point franchir des frontières gardées par des hommes en uniforme pour circuler en Europe était anti-naturel. Alors il faut « faire » l’Europe, car elle existe déjà.

Pourtant on nous constuit une Europe dont nous ne sommes pas fiers, et qui finalement ne fait que renforcer les réflexes identitaires et la montée du fascisme. Car on a tout fait à l’envers. A la sortie de la guerre, on a légitimement privilégié la collaboration économique, sur le principe que deux pays qui travaillent ensemble apprennent à se respecter. Mais depuis, on en est resté là : une Europe purement économique, qui n’intéresse pas les citoyens, car elle n’est utile qu’aux grandes entreprises.

Ce que nous voulons d’abord, c’est une Europe culturelle, ensuite sociale, puis politique. L’économie aurait suivi tout naturellement (ou en parallèle). D’ailleurs nous avons signé pour la monnaie unique parce qu’elle était un symbole culturel, social, politique. Nous avons naïvement cru cela, parce que la monnaie, dans notre tradition, symbolise l’unité nationale, bien avant d’être un instrument économique. Naïveté sans aucun doute.

L’Europe limitée à son volet purement économique ne nous intéresse pas. Et même elle va à l’encontre de nos traditions humanistes. Comme le rappelle Shalman Rushdie, la grandeur de l’Europe, c’est d’avoir placé l’humain au pouvoir : l’humain, et non un dieu, non l’entreprise ; l’humain, c’est-à-dire la culture, les droits de l’Homme, la liberté d’expression. Or l’Union Européenne se limite aux lois du marché : la culture édulcorée par l’Audimat (et quand l’Audimat devient de taille européenne...), les droits de l’Homme soumis aux exigences de l’économie (et alignés sur le Chine et l’Iran, avec lesquels nous espérons commercer), la liberté d’expression menacée par la censure économique (la taille démesurée de groupes multi-médias comme Havas ou Bertelsmann sont des menaces immédiates pour la vie de nos démocraties). Une Europe qui, pour plaire aux marchés, abolit les lois et les réglementations que nous avons mis des siècles à établir pour protéger les faibles et les différences. Une Europe qui fait peur, que certains rejettent en tombant dans le réflexe identitaire, quand ce n’est pas le fascisme le plus primaire.

Alors vite, qu’on travaille à créer cette Europe culturelle, sociale, politique, diplomatique. Plus nous attendrons, et plus elle sera impossible, car l’Europe purement économique et policière, qui monte les nations les unes contre les autres à force de compétition productiviste et d’émulation dans l’abolition du social, nous en aura totalement dégoûté. Il est urgent que l’Europe replace l’humain au centre de ses préoccupations, elle sera alors belle et séduisante ; sinon elle mourra.

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