Le Scarabée
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Le clash des civilisations par le fondement

par ARNO*
mise en ligne : 22 avril 2006
 

Oh, and I don’t want to die for you
but if dyin’s asked of me
I’ll bear that cross with honor
’cause freedom don’t come free

Toby Keith, American Soldier,
26e place du Billboard Top 100 américain en 2004

S’il reste encore quelque chose de l’esprit des années 70 dans le Libération des années 2000 (outre les jeux de mots poussifs dans les titres et la singerie du parler populaire des années 50 dans les articles), c’est certainement l’influence d’une psychanalyse à deux balles sur sa vision de l’humanité. La page « Rebonds » de ce week-end (23-23 avril 2006, page 38) offre un télescopage de trois articles courts dont le freudisme au rabais résume le monde au rapport des hommes à leur pénis. Ou : le choc des civilisations au niveau du slibar.

Anecdotique au possible, le premier « Rebond », signé Jean-Luc Allouche, nous vend un essai sur le football [1].
Le surtitre prévient « Le plus populaire des jeux de ballon analysé sous une plume érudite et ironique ».

La filiation du Libé d’hier au Libé d’aujourd’hui semblera cependant perdue quand on lit : « Et, sans doute, [le foot] incarne-t-il la meilleure utopie communiste, la moins sanglante en tout cas. De toute façon, même croulant sous ses millions, É-un footballeur sera toujours un prolétaireÉ�. » Jean-Luc Allouche vient de nous dribbler tout le corpus théorique et historique du marxisme en une seule phrase.

Heureusement, il reste Freud — ou ce que les bobos de Libé en ont retenu — grâce à cette citation vachement métaphysique tirée du bouquin en question : « La main est moralisée. Quand elle rencontre le ballon dans le cour du jeu, c’est bien une question morale — celle de l’intention — qui est posée. Le footballeur est, avec sa main, aussi embarassé que l’adolescent avec son désir... »

Résultat de l’analyse : le footeux est un branleur compulsif. Soixante-six pages, neuf euros, achetez ce livre.

L’article suivant, « Vox Populi », permet à Mathieu Lindon de remplir une colonne de lieux communs (ce que désigne, je suppose, la « voix du peuple »), d’associations d’idées rebattues et de paradoxes humoristiques pas drôles [2] [3].

En lisant ce qui suit, n’oubliez pas que l’article de Lindon se veut marrant : « Ne pourrait-on pas lutter contre [la] multiplication [des kamikazes] en prétendant que les vierges sont légion dans ce pays magique que sont les États-Unis et qu’on en offrira autant qu’ils veulent à tous les kamikazes qui ne passent pas à l’acte ? É l’inverse, on imagine les vierges au paradis, impatientes, crier É-Vas-y. Aie du cran. Ne lâche rienÉ�, chaque fois qu’un homme prépare un attentat. »

Le « on imagine » est instructif, puisqu’au lieu de l’analyse des motivations psycho-trucs des kamikazes, le lecteur attentif comprend bien que c’est des obsessions de l’auteur qu’il s’agit. Parce que, sans déc, moi-même personnellement, non je n’« imagine » pas des vierges « impatientes » chaque fois qu’un homme prépare un attentat. Et que, décidément non, je n’aurais pas eu l’idée d’offrir une gratification sexuelle à base de vierges américaines aux terroristes repentis. Oui, c’est de l’humour, et je ne crois pas en avoir entendu d’aussi fin depuis mon service militaire.

On a ainsi, avant toute chose, l’imposition archi-drôle des fantasmes de l’auteur sur les motivations des « kamikazes » : obsédés de la fesse mais qui réclament des filles vierges (les arabes sont comme ça : vicieux, sexistes et hypocrites côté fesse). Contre le terrorisme, « on imagine » donc une solution qui perpétue le meilleur de l’exploitation de la femme et sa réduction à un objet sexuel. Blah blah le voile, blah blah la place de la femme dans le monde arabo-musulman... ; sauf que ce sont des fantasmes européens que l’humour de l’auteur trahit ici, puisque c’est lui qui « imagine ».

Quoi qu’on en pense par ailleurs, les « islamistes » n’ont pas inventé (pas plus qu’ils n’y ont recours) les starlettes faisant des spectacles pour les boys, les pin-up sur les avions, les humiliations sexuelles sur les prisonniers, ni les bordels militaires de campagne. On appréciera avec Reporters sans frontières la promotion de la liberté de la presse au service de la lutte contre les islamistes libidineux : « Le magazine érotique Playboy a annoncé l’envoi aux soldats américains en Irak de photos de jeunes femmes, habillées pour ne pas heurter les alliés arabes de Washington. É-Nous voulons donner aux gars de quoi faire fonctionner leur imaginationÉ�, a commenté un porte-parole. Les soldats pourront envoyer un e-mail à leur modèle préféré qui renverra sa photo dédicacée. Le magazine avait lancé une opération similaire lors de la guerre en Afghanistan en 2001 et lors du premier conflit du Golfe en 1991. Les soldates, elles, reçoivent depuis plusieurs semaines des magazines Marie-Claire accompagnés d’échantillons de produits de beauté. » Pour les « islamistes », on leur attribue (en rigolant, hein, on rigole, mais systématiquement) la prise au pied de la lettre d’une allégorie religieuse (les vierges au paradis) ; pour les boys, Playboy fait « fonctionner leur imagination » ; pour les girls, Marie-Claire et produits de beauté, car rappelons-le, il faut être belle, fraîche et épanouie pour zigouiller de l’islamiste sexiste.

Pour le dire très clairement : je ne vois pas que l’érotisation de la guerre soit une pratique typiquement « islamiste ».

L’aspect politique de cette réduction des motivations des « kamikazes » à une obsession sexuelle musulmane n’est pas innocente. Par la grossièreté du procédé, elle permet néanmoins de faire passer l’idée que, bon d’accord c’est pas vraiment pour les vierges, mais tout de même la motivation est confessionnelle : il s’agit d’islamistes. On vire l’aspect le plus idiot (il le font pour goûter le miel des vierges du paradis), mais il reste l’idée qu’il s’agit d’hommes, dont les motifs sont uniquement religieux. L’humour banalise cette idée. Pourtant, à titre de contre-exemple, rappelons qu’au Liban, les attaques-suicides contre les barrages israéliens ont été menées également par un parti laïque (le PSNS) par des hommes et des femmes de toutes les confessions, c’est-à-dire y compris par des femmes, chrétiennes et/ou non voilées. Le testament de Sanaa Mouhaidli, la première femme ayant pratiqué une attaque-suicide au Sud-Liban, est très caractéristique : elle n’est pas voilée, porte un uniforme militaire et ne donne aucun motif religieux (uniquement les formules d’usage pour réconforter ses parents) ; les motivations exprimées sont, très explicitement, la défense de l’identité nationale, la résistance à l’occupation, la libération du peuple... et le désespoir : « Ici, il n’y a pas de vie. Il n’y a qu’occupation, injustice, exploitation, torture et mort. »

Pourtant, un attentat mené par une femme, en janvier 2004, a été présenté comme une « première ». La présentation qu’en fait Objectif Information (plus objectif, je vois pas : le truc se nomme « Comment le Hamas a transformé une femme adultère en bombe humaine ») sera certainement plus conforme à la théorie des islamistes libidineux.

Cette réduction des motivations répond à la volonté israélienne de présenter la résistance à l’occupation en Palestine comme opposition de fondamentalistes islamistes et non comme ayant des bases nationales, sociales et politiques. Logique qui s’accompagne de la corruption de tous les systèmes de résistance laïques et de la promotion de « compétiteurs » islamiques ; conclusion de Charles Enderlin dans Le Monde (Quand Israël favorisait le Hamas) : « Le processus entamé en 1976 est parvenu à son terme. La politique de tous les gouvernements israéliens, les erreurs et les fautes de l’OLP et du Fatah ont donné le pouvoir aux Frères musulmans. » [4]

Les « chroniqueurs » drolatiques de Libération semblent ne pas lire leur propre journal qui, bien que particulièrement tiédasse sur le sujet, publie en ouverture quelques articles évoquant la faim et la crise sociale qu’affrontent les populations palestiniennes depuis le blocage des aides internationales. Encore une fois, quoi qu’on en pense par ailleurs, occulter tout lien entre les attaques-suicides et la situation des populations est stupide ; remplacer ce lien par un gag sur les vierges au paradis est abjecte. Le genre qui fait fureur dans les magazines de caricatures.

Mais nous n’avons pas terminé. Il reste en bas de page le pavé de Gérard Lefort. Si jusque là on restait dans l’anecdotique et/ou l’incompétent, Gérard, lui, se surpasse. Il commente une image extraite du testament vidéo laissé par le jeune palestinien avant son attaque contre un restaurant à Tel-Aviv. Encore une fois, il me semble que l’aspect débile de l’article saute aux yeux, quoi qu’on pense des attaques-suicides par ailleurs.

Après une rapide description de son sujet (la photo accompagne l’article, donc c’est fastoche), Gérard Lefort nous dit que ce que cette image lui inspire. Et il nous gâte.

Pour commencer, l’activité du jeune homme (16 ans) est décrite ainsi : « le É-martyrÉ� gesticulant à la gloire de son Dieu ». Bon, « martyr » entre guillemets, « gesticulant », « son » Dieu, déjà y’a façon et façon de dire les choses...

Ensuite, le vrai travail intellectuel commence, « É nous autres mécréants, cette exhibition funèbre dit autre chose ». Quoi donc ?

Un long paragraphe pour dire que ça « appelle l’image des kamikazes, ces Japonais suicide de la dernière guerre, tout aussi givrés ». Oui, on associe les attentats-suicide aux kamikazes japonais, c’est pas nouveau, même Mathieu Lindon utilise ce terme pour proposer de leur envoyer des vierges américaines. Le lieu commun est l’apanage des grands chroniqueurs. Mais tout en ne disant rien, il utilise tout de même l’expression « la dernière guerre » pour évoquer une guerre terminée depuis 60 ans, drôle d’idée quand même, ainsi que le jugement « tout aussi givrés ». OK, chacun sa façon de le dire, mais enfin ni un pilote coulant un bateau de guerre et ses marins, ni un adolescent ceinturé d’explosif se faisant sauter en pleine ville ne m’évoquent le jugement de « givré ». Tout ce qu’on veut, mais pas « givré ». Pourquoi pas « timbré », « aux fraises » ou « drôlement secoué » ?

C’est au paragraphe suivant que je me suis taché avec mon café : « Suicide pour Suicide, on pense aussi au rock’n roll et particulièrement — d’un bandeau l’autre — au New-Yorkais Alan Vega, à qui le jeune Palestien vaguement ressemble, se maltraitant les joues à coups de micro dans un mémorable concert parisien (1980) servant à la promotion de son album Jukebox Babe. » Relisez-bien, c’est du Gérard Lefort tout craché. Une attaque-suicide à Tel Aviv, au moins 10 morts et 36 blessés, le gars ça lui évoque un concert d’électro-punk new-yorkais underground auquel il a assisté à Paris en 1980, bicoz le gars il portait aussi un bandeau.

Moi, c’était plutôt David Bowie pour le côté « Souïssaïde », et Bjorn Borg pour le bandeau.

Pour l’abject (j’y viens, j’y viens), tout simplement la dernière phrase de son billet : « De quelle sorte de honte sont capables les pépères adultes et vivants du Jihad islamique l’ayant convaincu ? Avec son minois de minet avenant, Samir aurait pu prétendre au casting d’un porno exotique (Ali bi-bite et les quarante garçons ?) Faute de cet avenir fantasque, il a préféré autrement se faire sauter. »

Notez qu’un jeune homme de 16 ans qui se fait démonter le derrière par quarante garçons, ça n’est pas exactement l’idée que je me fais d’un « avenir fantasque ».

La question qui introduit ce passage est pour le moins étonnante : quelle responsabilité pour ceux qui l’ont « convaincu » ? Fausse question qui introduit une réponse biaisée : islam et force de conviction d’une bande de vieux salauds ; exit l’environnement social et politique, exit le conflit (réel et non fantasmé) en Palestine. Ce genre de raccourci est du même tonneau que précédemment : l’occupation et la guerre sont gommées, ne reste qu’une bande de fanatiques qui manipulent les enfants.

Quant à Gérard Lefort, sa dernière pirouette ne réclame pas une psychanalyse bien poussée (marrant, tout de même, cette obsession pour le sexuel alors qu’on passe son temps à dénoncer la perversité des rapports des islamistes au sexe et aux femmes). Voyant l’image d’une bombe humaine qui va se faire « sauter » (et dont, par ailleurs, on connaît déjà le résultat meurtrier), l’ami Gérard voit sa libido se réveiller, et trouve au kamikaze, « un minois de minet avenant » [5]. Éa lui évoque finalement un gang-bang gay sur un adolescent de 16 ans [6]. (André Gide, c’est has been !) Après ça, évidemment, les termes « occupation », « guerre » ou « résistance » pourront sembler très éloignés des aspirations réelles des jeunes éphèbes palestiens.

Retour au football : selon Jean-Luc Allouche, « C’est ce paradoxe que Xavier de La Porte [...] met en lumière afin de comprendre ce phénomène É-contre-natureÉ� : de tous les jeux de balle, le football se joue sans les mains. »

Je vous dis pas l’ambiance sous les douches, au Jihad islamique.

[1Note au passage : le journaliste pond ici l’une des phrases les plus lourdes et laides de l’année journalistique : « Quoique, au départ, ce ne fût pas gagné car le paradoxe veut qu’il faille être le contraire de bête comme ses pieds pour espérer accéder à autre chose que le banc de touche ou les gradins. » Encore un amoureux de la langue comme je les aime, avec deux subjonctifs dont un imparfait. Le chroniqueur de Libé se doit de maîtriser la double négation.

[2Pour quelqu’un qui, comme moi, a perdu l’habitude de lire Libé, ce qui frappe avant tout, c’est la nullité du style. Au hasard : « Mais que n’aurait-on pas à juste titre dit si quelques généraux, avec leurs mentalités de généraux qui ne suscitent pas systématiquement notre admiration, avaient monté toute la guerre en Irak sans que les politiques aient leur mot à dire ? » Encore une fois, tout est dans le bon usage de la double négation.

[3La légèreté revendiquée semble autoriser ce genre d’affirmations : « Contre les armes de destruction massive, réelles ou pas, Donald Rumsfeld a estimé que la guerre était une arme de dissuation massive. Le malheur veut que ce soit sur le peuple américain que la dissuation semble la plus efficace. » OK : armes de destruction/dissuasion, jeudeumau mètrecapelo... finaud (bof). Sauf que bon, ça n’est pas le « peuple américain » qui subit ; la réalité, c’est que c’est sur le peuple irakien que l’efficacité de Donald Rumsfeld s’abat quotidiennement. Même dans le registre du rigolo, je cherche encore quelle « arme de dissuation massive » frappe le peuple américain.

[4Lire aussi « Hamas, le produit du Mossad », L’Humanité.

[5Oui : effets lourdingues. Je ne me souvenais pas que Libé était aussi mal écrit.

[6Quand au choix du jeu de mot « Ali bi-bite », on peut remarquer que la référence à Ali Baba n’est pas forcément heureuse dans ce contexte. Outre un des films les plus célèbres du cinéma colonial français, le terme a un usage plus récent : « En référence au personnage décrit plus haut, le nom Ali Baba est souvent utilisé comme un terme d’argot à la fois par les Américains et les troupes alliées en Irak pour désigner des individus suspectés de délits comme le vol et le pillage. Plus tard, le terme a été étendu à la résistance générale pendant l’invasion de l’Irak en 2003 et l’occupation qui a suivi, de la même façon que Charlie a été le surnom du Vietcong pendant la Guerre du Viêt Nam. Ironiquement, du fait des échanges entre les deux peuples, le terme Ali Baba a été adopté par les Irakiens pour désigner les troupes étrangères suspectées de pillage, et la presse anglophone a faussement décrit ce mot d’argot comme indigène. »

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